Quoi qu’il arrive, je ne puis qu’être reconnaissant au sort d’avoir fait de mes mains la chance de tant de malheureux.
Il regarda Kersten dans les yeux et dit à mi-voix :
- Vous savez bien que, de mes mains, je suis incapable de faire de mal à quelqu'un.
C'était vrai. Et personne autant que Kersten ne pouvait connaître combien chez son patient les nerfs étaient faibles et lâches. Le chef suprême des bourreaux, le maître des supplices, ne supportait pas la vue des souffrances, ni une goutte de sang.
- La tragédie de la grandeur, dit-il, est d'avoir à fouler les cadavres.
Les journaux commençaient à parler d'un illuminé délirant : Adolf Hitler. Et parmi ses séides les plus fanatiques, ils citaient un instituteur qui s'appelait Heinrich Himmler.
Séide : personne aveuglément dévouée à un chef.
... quand on ne peut rien à quelque chose, se disait il, y penser n'est que perte de temps.
«Kersten par le jeu le plus naturel de l'accoutumance, ne voyait plus en lui seulement le policier et le bourreau, mais aussi l'être humain », p.176.
Parmi les malades que soignait Kersten, intellectuels et grands bourgeois libéraux ou bien petites gens qu'il traitait gratuitement, la plupart avaient peur, honte ou dégoût du nazisme. Kersten partageait leur sentiment. Son instinct de justice, sa profonde bonté naturelle, son goût de la tolérance, de la décence et de la pondération, tout en lui se trouvait heurté, blessé, indigné par l'orgueil grossier, la superstition raciale, la tyrannie policière, le fanatisme pour le Führer, fondements du IIIème Reich.
Ainsi le souffrant, pour la drogue qui le soulage, chérit le mal que lui fait l'aiguille par quoi elle est injectée.
- Vous êtes fou, Reichsführer, répétait Kersten. Vous voyez bien l'état auquel vous êtes réduit. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas tout faire en même temps. Remettez la déportation jusqu'à la fin de la guerre et je vous garantis que mon traitement agira comme il agissait avant.
Himmler était tordu, ravagé par la souffrance. Sur son visage cireux et pincé, comme celui d'un agonisant, ruisselaient une sueur froide et des larmes de douleur qu'il ne pouvait retenir.
Savez-vous, dit-il, pourquoi les gardes S.S. ont l'ordre de photographier les tortures, toutes les sortes de tortures infligées dans les camps ? C'est afin que, dans mille années d'ici, on sache comment les vrais Allemands, pour leur plus grande gloire, ont combattu les adversaires du Führer germanique et la race maudite des Juifs.