« J'avais essayé pendant plusieurs années d'écrire sur mon père mais sans y parvenir, sans doute le sujet m'était-il trop proche et je peinais à lui imposer une forme, ce fondement même de la littérature. Et son unique loi : tout doit se plier à la forme. »
Ce propos, prélevé au sein du premier tome d'un cycle — Mon combat — qui en comporte six se déroulant sur plus de 4.000 pages, me semble assez bien résumer le projet de l'auteur norvégien, qui précise dans un entretien en 2012 :
« Et puis, j'ai commencé à écrire quelque chose de totalement différent, une sorte de confession, où je disais tous les secrets que je n'avais jamais racontés. L'esthétique n'avait plus d'importance. Et c'est comme si une énergie se dégageait. Je me suis mis à écrire très vite. »
On a là ce qui fait le très grand charme de ce cycle autofictionnel dont j'ai entendu parler pour la première fois grâce à notre dénicheuse de pépites, Chrystèle (@HordeDuContrevent), mais aussi ce qui en fixe les limites à mes yeux : une écriture naturelle, spontanée qui libère une énergie réjouissante, dont la contrepartie, à savoir un réalisme minutieux ne nous épargnant aucun détail, m'a progressivement lassée, de sorte que je suis finalement sortie moins enthousiaste que je ne l'aurais cru de cette lecture. Parvenue au dernier tiers du livre, j'ai eu de plus en plus de difficultés à surmonter mon agacement face à l'énumération répétitive des gestes du quotidien : le café trop clair ou pas assez chaud, les cigarettes à peine consumées qu'on écrase sur un mur, sur l'asphalte ou sur le goulot d'une bouteille vide, les portières de voiture qu'on ouvre, qu'on ferme ou qu'on claque, les tartines qu'on entame, qu'on mord ou qu'on avale goulument… etc.
Il reste qu'en dépit de ce bémol, j'ai été profondément séduite par la candeur, la sincérité de la confession de
Karl Ove Knausgaard, par ses efforts désespérés pour tenter de circonscrire une figure par essence insaisissable, la figure du père telle qu'elle lui apparaissait, enfant — autoritaire, imprévisible, intimidante, sarcastique, à la fois terriblement proche, d'une proximité écrasante, et désespérément lointaine, à jamais inaccessible — et telle qu'il tente de l'appréhender à vingt et trente ans de distance, alors qu'il est devenu père à son tour.
« L'image que j'ai de mon père ce soir de 1976 est double : d'un côté je le vois comme je le voyais alors, avec mes yeux de huit ans, imprévisible et terrifiant, d'un autre côté je le vois comme quelqu'un de mon âge dont la vie subissait les rafales du temps qui passe, entraînant avec lui des pans de sens. »
Ce va-et-vient entre le temps vécu dans le passé et le temps présent qui actualise en quelque sorte le passé, projetant sur lui une lumière rétrospective, est l'une des grandes richesses du livre. C'est dans l'alternance de ce double regard, celui de l'enfant puis de l'adolescent d'alors et celui de l'adulte qu'il est devenu, que l'on s'approche au plus près, à mon sens, de la personnalité énigmatique de ce père à la fois craint et admiré, et de la relation complexe — emplie de silences ponctués de malentendus et de rendez-vous manqués — qui le lie à son fils. Mais l'auteur y recourt finalement assez peu, préférant nous immerger dans le vécu du passé, qu'il ressuscite au moyen de l'énumération, répétitive et exhaustive, des gestes du quotidien que je mentionnais plus haut. J'ai lu que certains critiques anglo-saxons avaient comparé Knausgaard à
Proust dont l'oeuvre se déroule précisément selon un va-et-vient incessant entre le regard du narrateur-acteur au moment des faits et celui du narrateur-observateur des années plus tard. Même si on peut repérer ça et là quelques points de jonction entre le cycle Mon combat et la Recherche, ce sont plutôt les différences qui m'ont frappée, en premier lieu dans la forme, déterminante car elle est au fondement de l'oeuvre. Confession et écriture spontanée pour l'un, roman d'une vocation et écriture indéfiniment travaillée pour l'autre, autofiction littérale presque exclusivement autocentrée pour l'un, quand l'autre s'attache à recréer tout un monde en et hors de lui, à peindre la société et les moeurs de son temps…etc.
Mais peut-être serai-je amenée à réviser en partie mon jugement lorsque j'aurai avancé dans le cycle. Il est sans aucun doute réducteur de se forger une opinion définitive sur la base du seul premier tome.
Pour en revenir au récit de
Karl Ove Knausgaard, j'ai été frappée par la différence de ton entre la première partie centrée sur l'enfance et l'adolescence de l'auteur, dominée par une tonalité tendre, solaire, certes parcourue de difficultés et d'incompréhensions, mais nimbée de la lumière printanière des premières fois, traversée par la vitalité de la jeunesse et la seconde baignant dans une lumière glauque, crépusculaire, marquée par la tristesse, le chagrin, la déréliction et la mort.
« Je grimpai les marches et, arrivé derrière lui dans l'entrée, je dus détourner la tête tellement l'odeur était insoutenable. Ça sentait la pourriture et la pisse. Yngve balayait le vestibule du regard. La moquette bleue était parsemée de taches et de marques sombres. La penderie ouverte encastrée dans le mur débordait de bouteilles et de sacs remplis d'autres bouteilles encore. Partout des vêtements traînaient et encore des bouteilles, des portemanteaux, des chaussures, des lettres non décachetées, des publicités et des sacs en plastique. Mais le pire c'était la puanteur. »
Là encore, plutôt que de se livrer à une énumération ad nauseam de détails particulièrement sordides dans la seconde partie du récit, j'aurais préféré que l'auteur s'attarde plus longuement sur l'ambivalence et la complexité de ses sentiments. Car lorsqu'il se met à nu, lorsqu'il se livre avec une sincérité désarmante, c'est là qu'il touche le coeur du lecteur, en tout cas le mien. Lui qui longtemps souhaita la mort de son père, se prenant même, dans les dernières années, à l'espérer, est frappé, quand celle-ci survient enfin, par un chagrin d'une force telle qu'elle le laisse abasourdi. Désemparé, hésitant sur la conduite à tenir — y résister ou s'y abandonner — il semble finalement renoncer à contenir une émotion qui le submerge.
« (…) cette idée déclencha en moi une nouvelle vague de pleurs et lorsqu'une fois de plus j'appuyai la tête contre la paroi pour me cacher, ce fut sans conviction puisque mes voisins avaient dû comprendre depuis le décollage qu'ils étaient à côté d'un homme qui pleurait. J'avais mal à la gorge et ne maîtrisais plus rien, tout se liquéfiait en moi, j'étais béant, non pas au monde extérieur, c'est tout juste si je le percevais encore, mais à l'intérieur de moi où les émotions avaient totalement pris le dessus. »
Ses pleurs surgissant de façon récurrente et impromptue sous le regard gêné d'inconnus, ou sous l'oeil perplexe de son frère aîné, nous renseignent mieux qu'un long discours sur la profondeur de son chagrin, un chagrin multiforme cheminant selon un cours sinueux, imprévisible, obéissant, comme tous les sentiments profonds et puissants, à un incessant mouvement de flux et de reflux. Un chagrin avec lequel il devra vivre désormais, sa vie entière.
« Les émotions sont comme l'eau, elles sont façonnées par leur environnement. Et quand un immense chagrin, si bouleversant et long soit-il, ne laisse pas de trace, ce n'est pas parce que les émotions se sont figées, elles ne le peuvent pas, mais c'est qu'elles font une pause, comme l'eau d'un étang fait une pause. »