Citations sur L'analphabète (28)
"Elle lit au lieu de..."
Au lieu de quoi ?
Encore maintenant, le matin, quand la maison se vide et que tous mes voisins partent au travail, j'ai un peu mauvaise conscience de m'installer à la table de la cuisine pour lire les journaux pendant des heures, au lieu de... de faire le ménage, ou de laver la vaisselle d'hier soir, d'aller faire les courses, de laver et de repasser le linge, de faire de la confiture ou des gâteaux...
Et, surtout, surtout ! Au lieu d'écrire."
“Si je suis triste, c’est plutôt à cause de ma trop grande sécurité présente, et parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, ni à penser que le travail, l’usine, les courses, les lessives, les repas et qu’il n’y a rien d’autre à attendre que les dimanches pour dormir et rêver un peu plus longtemps”
Je lis. C'est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d'école, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d'enfant. Tout ce qui est imprimé.
Ce que j'aime le plus, c'est de raconter des histoires à mon petit frère Tila. C'est le préféré de notre mère. Il a trois ans de moins que moi, alors il croit tout ce que je lui dis. Par exemple, je l'attire dans un coin du jardin et je lui demande :
-Veux-tu que je te révèle un secret ?
-Quel secret ?
-Le secret de ta naissance.
-Il n'y a aucun secret à ma naissance.
-Si. Mais je te le dis seulement si tu jures de n'en parler à personne.
-Je le jure.
-Alors voilà : tu es un enfant trouvé. Tu n'es pas de notre famille. On t'a trouvé dans un champ, abandonné, tout nu.
J'ai laissé en Hongrie mon journal à l'écriture secrète, et aussi mes premiers poèmes. J'y ai laissé mes frères, mes parents, sans prévenir, sans leur dire adieu ou au revoir. Mais surtout, ce jour-là, ce jour de fin novembre 1956, j'ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple. (p.35)
Je souris, je ne peux pas lui dire que je n'ai pas peur des Russes, et si je suis triste, c'est plutôt à cause de ma trop grande sécurité présente, et parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, ni à penser que le travail, l'usine, les courses, les lessives, les repas et qu'il n'y a d'autre à attendre que les dimanches pour dormir et rêver un peu plus longtemps de mon pays.
C'est ainsi que, très jeune, sans m'en apercevoir et tout à fait par hasard, j'attrape la maladie inguérissable de la lecture.
Pour écrire des poèmes, l'usine est très bien. Le travail est monotone, on peut penser à autre chose, et les machines ont un rythme régulier qui scande les vers. (p.42)
Hier tout était plus beau,
La musique dans les arbres
Le vent dans mes cheveux
Et dans tes mains tendues
Le Soleil.
Le dimanche, après le match de football, les spectateurs viennent nous voir derrière la barrière de la caserne. Ils nous offrent du chocolat et des oranges, naturellement, mais aussi des cigarettes et même de l'argent. Cela ne nous rappelle plus les camps de concentration, mais plutôt le jardin zoologique. Les plus pudiques d'entre nous s'abstiennent de sortir dans la cour, d'autres par contre passent leur temps à tendre la main à travers la barrière et à comparer leur butin.