Erich Kästner, je connaissais ce nom...Bien sûr ! Enfant, j'ai dû lire
Deux pour Une, Lise Lotte Liselotte, une dizaine de fois !
Bon, pour la littérature enfantine, avec
Vers l'Abîme, on repassera.
Ce texte édité et réédité est, si j'ai bien saisi les postfaces, la version non expurgée de Fabian. Die Geschichte eines Moralisten (Fabian. L'Histoire d'un moraliste, pour les non germanistes) Car le texte initial (le nôtre, donc) est sorti en 1931 allégé de beaucoup de scènes trop olé olé ou trop satiriques pour le public allemand de l'entre-deux-guerres.
Nous suivons Jakob Fabian, jeune homme revenu de la guerre avec une faiblesse cardiaque, dans le Berlin chaotique du tout début des années 1930 (avant la prise du pouvoir par Hitler. ) Fabian souffre d'un mal du siècle aisé à comprendre. Berlin est en roue libre, des groupuscules communistes ou d'extrême droite se combattent sur fond d'indifférence, de chômage, de crise, de léthargie post traumatique...Ce peuple qui dans deux ans élira Hitler semble ne se voir aucun avenir, et n'avoir plus de passé. La jeunesse et l'âge mûr, d'ailleurs, se consument dans une quête morbide de plaisirs immédiats. de bordels en bordels, post coitum animal triste, comme disait l'autre. Même les femmes au foyer cherchent de jeunes amants ! Où va le monde, sacrebleu !Fabian erre dans les rues et les clubs de strip-tease la nuit, travaille le jour comme publicitaire, mais son poste ne tient qu'à un fil, que son insolence peut briser en un instant. Ensuite, c'est le chômage à l'infini. Il est instable, mélancolique, ironique et amer. Mais c'est un moraliste, il veut un monde meilleur, des hommes et des femmes honnêtes, créer de véritables liens avec une jeune fille...Il a un ami, Labude, et une mère qui l'aime, ce qui l'empêche de sombrer...Cependant il sent -il a le nez creux-que cette société déliquescente va sombrer dans l'abîme...
Cette peinture de Berlin avant l'apocalypse est très belle, très intéressante, et sent son chef-d'oeuvre à travers les deux personnages masculins principaux, Fabian et Labude, qui sont construits d'une matière littéraire géniale qui les met à l'abri de la rouille du temps. Idem pour Berlin, ses immeubles et ses rues sombres, son atmosphère que l'on pénètre par la magie d'une écriture parfaite. Un bémol pour les personnages féminins, toujours difficiles d'accès pour les auteurs nés au XIXème siècle et pétris de patriarcat. Pourtant, Kästner fait un effort de réflexion. Il essaie quelque peu d'éviter la maman et la putain, mais c'est compliqué pour lui. Cet aspect du texte donne à Fabian, le moralisateur, un aspect plus Fabian , le conservateur : où va-t-on, grands dieux, si les jeunes filles travaillent et les mères de famille prennent des amants...
Néanmoins c'est un texte magnifique, à découvrir, qui nous éclaire sur cette période si importante qui précède l'arrivée au pouvoir d'Hitler, sur les ravages du traité de Verdun, de la grande guerre, sur l'inexorabilité de la seconde. A mettre en rapport avec Ivresse de la Métamorphose, de Zweig, et
Seul dans Berlin, de
Hans Fallada.