A lire, peut-être un peu trop rapidement, ce roman de
Milan Kundera, on pourrait croire à un roman noir. Dans une petite ville de province, ville d'eaux, aux confins de la République Tchèque, un drame en huis-clos est à l'oeuvre. La destinée de plusieurs personnages s'y entrechoque dans une relation tendue par la promesse d'un drame à venir et qui survient. Et, comme dans tout roman noir, le drame ultime, c'est-à-dire la mort violente de l'un des personnages, n'est qu'un prétexte à une analyse plus profonde ; ici, derrière la mort promise, et quelque part assez banale,
Kundera explore les thématiques de l'illusion, de la jalousie et de la tromperie - qui ne doit pas seulement être comprise au sens de l'adultère -, de la bassesse de l'homme et de sa constante insatisfaction.
Toute l'action se passe, comme une pièce de théâtre classique, dans une unité de temps et de lieu. Cinq jours seulement suffisent à nouer et à dénouer les fils de l'intrigue, et tous les événements se déroulent dans cette ville dont on ne sait presque rien, sinon qu'elle est entourée de forêts qui ont pris les couleurs enflammées de l'automne : couleurs des feux de l'enfer, saison symbole d'une décrépitude. Ruzenna, employée d'un établissement thermal, informe le trompettiste Klima qu'elle est enceinte de lui. Klima, qui est une célébrité et qui n'a passé qu'une seule soirée dans la petite ville, est bouleversé par la nouvelle. Sur place, il demande les conseils d'un riche Américain, Bertlef, et s'assure du soutien du docteur Skreta pour procéder à l'avortement. Cette semaine est aussi celle choisie par Jakub pour faire ses adieux à son pays et à Skreta, son ami. Ancien prisonnier politique, Jakub retrouve Olga, la fille d'un de ses anciens amis, laquelle cherchera, en conquérant ce deuxième père, à se faire tout à fait femme.
Tout le roman semble être placé sous le signe de la tromperie, du mensonge, de la manipulation. Mensonge vis-à-vis des autres, mensonge vis-à-vis de soi-même. Dès les premières pages, Klima tente de convaincre Ruzenna d'avorter de cet enfant qu'elle porte. le sujet de la paternité est vite évacué : d'une part parce que Ruzenna en a décidé ainsi - et l'on apprendra que le père serait plutôt un mécanicien, nommé Frantisek, fou - littéralement - amoureux de Ruzenna -, d'autre part parce que Klima sait que les infidélités qu'il commet peuvent le mettre en pareille situation. Cet homme, qui affirme ne tromper sa femme que pour mieux l'aimer ensuite, accepte donc ce fardeau de la paternité - l'idée d'être le père, pas de le devenir - comme le gage de son amour infini pour Kamila, sa femme. Si Ruzenna manipule Klima, celui-ci la manipule à son tour, veut la persuader qu'il est amoureux d'elle, et compte donc sur cet amour pour qu'elle renonce, d'elle-même, à ce qui blesserait Klima. Cette tromperie mutuelle est pourtant bien banale à côté de celle que met en oeuvre Skreta. Celui-ci, gynécologue de son état, a mis au point une méthode révolutionnaire pour que les femmes qui viennent le consulter tombent enceinte. Car là est l'un des grands paradoxes du roman : c'est précisément dans cette ville d'eaux, réputée pour donner la fertilité aux femmes, que Ruzenna demande à avorter. Quant à la méthode de Skreta, elle n'a rien de révolutionnaire, mais tout du sordide, car le gynécologue féconde ses patientes avec son propre sperme. Démiurge de campagne, le docteur est l'immonde géniteur de dizaines d'enfants qui portent sa marque, comme autrefois d'aucuns portaient celle du Malin : qui un grain de beauté, qui un gros nez. Mentir aux autres, ou à soi-même, pour continuer de croire que l'on est sur le droit chemin, pour ne pas voir sa propre vilenie, ou ne pas voir celle des autres. Il y a quelque chose de malsain, par exemple, dans la non dénonciation, par Olga, de la probable culpabilité de Jakub dans la mort de Ruzenna. Tous les personnages de cette Valse aux adieux mentent, trompent ou manipulent pour leur seul bénéfice, qu'il soit matériel (ainsi Skreta qui use de sa position dominante pour obtenir de Klima de jouer avec lui dans un jazz-band) ou immatériel (Ruzenna fait croire à Klima qu'elle hésite encore à avorter pour le maintenir en son pouvoir ; Jakub consent à passer des moments intimes avec Olga pour se donner bonne conscience).
L'homme de
Kundera est insatisfait par nature, mais pas que cela : pleutre et vaniteux, aussi. Bertlef le dit très clairement à Skreta et surtout à Jakub, que le plus grand plaisir de la vie est d'être admiré (ce qui explique la sainteté de certains hommes, prêts à toutes les peines pour que leur nom rayonne de par le monde). Cette vanité, ajoute-t-il, est encouragée par la Bible elle-même, puisque l'enseignement majeur de l'Évangile est qu'il faut jouir de la vie. Et si ses interlocuteurs semblent perplexes quant à l'affirmation de ce paradoxe - la Bible paraissant, de prime abord, plutôt être un appel à l'humilité et à l'amour d'autrui -, eux-mêmes adhèrent à cette thèse par leurs comportements. Skreta, par sa réputation de docteur miracle, s'attire les bonnes grâces de tous ses patients crédules, des plus anonymes à Bertlef. Jakub, auréolé de son passé de victime du système politique, croit aussi en sa vertu individuelle avant que son inaction vis-à-vis de Ruzenna, à laquelle il a accidentellement donné une pilule de poison, ne le range du côté de ceux qu'il dénonçait, les assassins. La mort, la vie : qui l'autorise, qui la donne ? Dans le monde désenchanté de
Kundera, ce pouvoir revient aux hommes, et nullement à Dieu, qui est évacué, et même pas invoqué par les membres outragées de la commission des avortements. Mort physique, donnée par lâcheté par Jakub à Ruzenna ; mort sociale, donnée par le père d'Olga à Jakub pour contenter le parti, et l'idéologie. Qui a tort, qui a raison ? Et comment le déterminer avec assurance, car du petit bout de sa lorgnette, chacun des personnes ne voit que ce qu'il peut voir. Les personnages s'enferment sur eux-mêmes, comme des îles qui seraient séparées des autres îles par un océan d'incompréhension. Ainsi Ruzenna, qui trouve dans le foetus qu'elle porte un secours immédiat contre les moqueries des unes et les indécences des autres (au bar, avec l'équipe de tournage). L'isolement prend parfois le nom de jalousie, qui porte les atours de l'amour, mais qui contient surtout l'essence de la peur. Ainsi Kamila, jalouse des escapades amoureuses de Klima, et dont le séjour dans la petite ville thermale lui révélera son aveuglement, comme un bateau dans la brume qui se guidait à la seule lumière d'une lune blafarde, et découvre, lorsque la brume se dissipe, des beautés insoupçonnées. Ainsi Frantisek, jaloux des amours supposées de Klima et Ruzenna, pour qui l'amour confine à une douleur aiguë, pareille à un couteau qui remue dans une plaie ouverte.
Les personnages de
la valse aux adieux vivent dans une illusion commune : l'image positive qu'ils ont d'eux-mêmes. Les évènements qui se déroulent dans cette station thermale, qui passent de la banalité - un adultère qui engage une grossesse - à la tragédie, font ressortir de chacun des personnages cette vérité double qu'ils portaient. Chacun est comme isolé des autres par sa propre perception, ses envies, l'image qu'il ou elle a de soi : lorsque Jakub aperçoit Klima et Ruzenna discuter vivement dans le café, il imagine que Klima implore Ruzenna de sauver une vie, et que celle-ci refuse ; or, c'est l'inverse. Certains de ces personnages parviennent à sortir de ces illusions omnipotentes : alors un phare s'allume pour eux, à la lumière duquel ils peuvent prendre une autre direction : ainsi de Jakub et de Kamila, qui se rencontrent furtivement, apprennent des mots prononcés par l'un, de la révélation provoquée par une autre. Mis à nus, les personnages de
Kundera ne sont ni héroïques (Jakub) ni géniaux (Klima) ; ils ne sont ni porteurs de miracle (Skreta), ni serviles (Kamila ou Frantisek), ni au-dessus de leurs semblables (Bertlef). Ils sont banalement humains. Aucun ne connaît de grande destinée, ni celle des individus broyés par une société inhumaine (Jakub), ni celle du sauveur (Skreta). La symbolique des évènements est toute relative, contenue en un individu seulement (ainsi Jakub pour qui chacun des événements du cinquième jour revêt une symbolique particulière). Rien n'est tout à fait grand, ni tout à fait absurde. Dans nos univers, nous sommes absolument et certainement seuls.