Joseph,
Marie-Hélène Lafon, roman, Buchet-Chastel
Ce petit roman de 130 pages présente
Joseph, un ouvrier agricole du Cantal, région natale de l'autrice, un travailleur "au bas du bas de l'échelle", peut-être parce qu'il a du mal avec les mots. D'abord on voit ses mains qu'il soigne parce que c'est son outil de travail, puis ses pantoufles, c'est un homme qui n'aime pas salir, ni le désordre. Même quand il était "enfoncé dans le sombre",
Joseph était "propre dans des habits de travail qui, sur lui, avaient l'air d'avoir été repassés." "Il met de l'ordre et du propre", comme à l'étable.
C'est l'histoire d'une vie pas si simple que cela, que
Joseph conte "entre ses dents, en voix de gorge". L'entend, qui prête l'oreille. Une vie contée, en monologue intérieur, au fil de la mémoire, que
Joseph a excellente, celle des dates, des noms, des nombres, des lieux, Ségur dans la vallée de la Santoire, la sagne de la Chamizelle, La Fage, une ferme au bord de la route entre Marcenat et Saint-Bonnet. Une vie contée avec simplicité,
Joseph est un homme discret, pudique, attentif aux choses, aux bêtes et aux gens. La preuve est qu'il a gardé l'habitude, sans rien dire, de remplir d'eau pour la patronne les arrosoirs et les brocs placés aux endroits appropriés afin qu'elle arrose commodément, elle qui n'a pas recouvré toutes ses forces après un séjour à l'hôpital, les plantes et les fleurs.
Au début du roman, il a 58 ans, presque 59, "la fatigue le tire et le brûle un peu partout dans le corps", il est sur le point donc de partir à la retraite déjà préparée avec l'aide du patron. Il habitera dans une maison pour vieux à Riom. Il "finit" dans cette ferme, où le patron et la patronne s'entendent bien. Ils lui ont fait confiance, malgré sa longue période de dépression, 1986-2001, pendant laquelle il a bu. le dimanche, il s'assommait, le lundi il cuvait et refaisait surface, et parfois le mardi aussi. le reste du temps, il faisait des journées. Car
Joseph est à peu près bon en tout, s'il n'a pas bu; il sait y faire avec les bêtes, il a la patience, le don, le goût. Il a plus de mal avec les gens, il ne maîtrise pas les mots. Sauf quand il buvait: diction aisée, vocabulaire soigné, sens de la formule. A la ferme, il mène une vie de routine et d'ordre. Même quand il buvait, il avait sa routine.
Par petites touches, au gré d'un souvenir, on apprend ce que fut la vie de
Joseph. Il a un frère jumeau, Michel, meilleur que lui à l'école, bien que lui-même fût un as en calcul mental, il aurait bien fait équipe avec la patronne, lui en chiffres, elle en lettres, au jeu télévisé, mais il se tait. Son frère est le "dominant". Lui, avec son prénom de vieux, se faisait traiter de "poilu". Son frère l'humiliait en lui trouvant un air de lapin malade, en le comparant à un chien qui fait le beau pour avoir du sucre. le père disait, en parlant de ses fils, que Michel avait tout pris. Et il lui prend même sa mère quand, marié, sur le point d'être père de jumelles, il reprend un bar-tabac-presse dans une région éloignée du Cantal, et emmène sa mère qui pourra l'aider.
Joseph peut, doit, "faire maison". Ce sera avec Sylvie qui l'aborde, force les choses, de six ans plus âgée que lui, impudente, libre avec les hommes, alcoolique. C'est l'échec parce que "finalement même Sylvie et toute cette histoire avec elle avaient moins compté que le départ de la mère chez Michel". A la mort de sa mère, il la fleurira d'une couronne somptuaire. Il n'a pas fait de service militaire non plus, au contraire de son frère, déclaré qu'il fut "soutien de famille". C'est un homme qui vit en lieu clos, collé au sol de sa terre et de ce qu'il sait être juste. Ainsi chez Rémi, un jeune valet de ferme, il sent que quelque chose ne va pas. Rémi couche avec le jeune fils du patron, sans que les parents disent grand-chose.
Joseph en parlera avec les tantes, mais en attendant son travail en est perturbé, et le sournois Rémi en profite pour le faire savoir au patron, et le traiter de "tordu", et
Joseph perd son sang-froid. le patron le met dehors. C'est ce que
Joseph raconte à la psychologue, qui prend le temps de l'écouter, lors de sa troisième cure. Peut-être, est-ce pour avoir parlé, qu'il a pu sortir de l'alcool, est-ce parce qu'on lui fait confiance, qu'il a pu refaire le travail . En fait, la vie de
Joseph, c'est le drame de la solitude, lot qui échoit à beaucoup d'ouvriers agricoles. Pour calmer cette solitude, il faut le repos. le roman se termine sur le "reposoir", le mot de la patronne qui trouve que la nappe d'autel recouverte des bouquets des deux fils fait penser à un reposoir. "
Joseph avait trouvé que ce mot était doux, il allait bien pour les morts et pour les vivants, pour la mère et pour lui" qui l'a maintenant avec lui, à Saint-Saturnin, dans le caveau de famille où la prochaine place sera pour lui, il fait maison.
Marie-Hélène Laffon parle des siens, des "pays" du Cantal, du milieu rural dans lequel elle a grandi, et qui est en pleine mutation. La ferme ne fait plus vivre, les enfants ne reprennent pas la ferme des parents, il faut s'associer, maintenant un diplôme est exigé pour être agriculteur, le fils des patrons, qui a son bureau et son ordinateur, a d'autres idées que ses parents pour la rentabilité de la ferme, les lapins ne sont pas utiles, la fabrication du Saint-Nectaire prend trop de temps, il faut des machines, il n'est plus question de sortir le foin au râteau pour qu'il sèche au soleil, mais "bien beau que le fils soit là, avec eux, pour continuer, bien beau qu'il ait le goût de ce métier". Elle parle d'une époque, qu'ont marquée
Tino Rossi et
Edith Piaf, les émissions de
Drucker, le Jeu des Chiffres et des Lettres, L'amour est dans le pré. Elle témoigne d'un métier en voie de disparition. Son style est au diapason de l'homme simple et en retrait. Laconique, sans effets, serré, avec des expressions locales et des mots entendus là-bas, comme "gourle": "le nouveau chef" de la police "avait autre chose à faire que de materner toutes les gourles du pays". de longs pans de vie sont ramassés dans un long et parfois unique paragraphe, avec un usage travaillé de la ponctuation, pour respirer avec et comme
Joseph.
C'est une vie minuscule que celle de
Joseph, mais qui pèse son poids d'homme, et de tranche d'histoire rurale.