- Allons, regardez-la, votre petite fille ; n'est-elle pas ce qui s'appelle réussie ? dit-elle.
Et le voilà tenant dans ses mains quelque chose de chaud, de doux, enroulé dans un grand châle. Le châle avait un peu glissé. Jan Andersson aperçut un petit visage fripé et des mains plissées et menues. Il se demandait ce que les femmes se figuraient qu'il allait faire de ce petit paquet, mis dans ses bras par la sage-femme. Mais soudain il reçut un choc si violent que lui-même et l'enfant en furent tout secoués. Le choc ne venait pas du dehors ; cependant Jan Andersson ne se rendait pas compte si, partant du bébé, il venait l'atteindre ou si, au contraire, c'était lui-même qui éprouvait d'abord la secousse et la transmettait à sa petite fille.
Aussitôt son cœur se mit à battre dans sa poitrine - jamais encore il n'avait battu ainsi - et du même coup il n'avait plus froid, ses ennuis, ses soucis s'étaient envolés, il n'était plus fâché non plus, tout était bien.
La seule chose qui le tourmentât encore, c'était ce cœur qui cognait et tapait si fort dans sa poitrine, alors qu'il n'avait ni dansé ni escaladé une montagne abrupte.
[...]
- N'avez-vous jamais auparavant aimé personne assez pour avoir des battements de cœur ? demanda la sage-femme.
- Non, dit Jan.
"Ce n'est pas seulement le jour de la naissance de [ma fille] Claire-Belle, mais c'est aussi le jour de la naissance de mon coeur."
- Ne t'occupe pas de ce que dit le sacristain, fit-elle. Les jeunes ont plus de facilité, les vieux ont plus de fond, voilà ce que je soutiens toujours. [...]
Les jeunes ont plus de facilité, les vieux ont plus de fond
Là-haut, les sapins étaient vieux comme le monde et tout chenus. Lorsqu’on les voyait à la lueur de la torche, avec leurs branches couvertes de grosses masses de neige, on ne pouvait s’empêcher de remarquer que plusieurs d’entre eux – qu’on avait toujours pris pour des arbres – étaient en réalité des trolls. Des trolls aux yeux aigus sous leurs blancs chapeaux de neige, aux longues griffes acérées qui perçaient l’épaisseur blanche dont ils étaient couverts. La terreur qu’ils inspiraient était supportable tant qu’ils se tenaient tranquilles, mais songez à ce qui se passerait si l’un d’eux, étendant un bras, allait saisir un des passants ?
Le soleil venait de se coucher, rouge comme braise, et il avait laissé assez de couleur pour teindre toute la voûte du ciel qui devenait rose pâle, non seulement dans le coin où venait de disparaître le globe incandescent, mais sur toute son étendue. En même temps, l’eau du lac Duvsjœ s’assombrissait et prenait l’aspect d’une glace sans tain sous les montagnes escarpées qui l’encadraient, et sur cet espace noir couraient des traînées de sang vermeil et d’or luisant.
Celui qui ne sent son cœur battre ni dans la tristesse, ni dans la joie, ne peut être considéré comme un véritable être humain.
Le bon Dieu lui a mis une visière devant les yeux pour qu'il ne voie pas ce qu'il ne pourrait supporter de voir.
— Tu es venu me trouver cette nuit en rêve, voilà ; tu es venu me trouver et je t'ai dit : "Te voilà donc en promenade, Jan de l'Askerdal." — "Non, as-tu dit, je m'appelle Jan du Val-des-Regrets." — "Eh bien ! sois donc le bienvenu, ai-je dit, j'y ai habité toute ma vie."
Ce qu'il y a de meilleur au monde, c'est un enfant qui rend ses parents heureux.