Pourquoi
Proust a-t-il reçu le prix Goncourt en 1919 pour A l'ombre des jeunes filles en fleurs ?
Après tout, c'est un écrivain relativement âgé, alors que les frères Goncourt souhaitaient récompenser un jeune talent - mais c'est un de ses premiers écrits publiés. C'est un grand bourgeois rentier, il n'a pas besoin de l'argent du prix donné au lauréat pour se lancer dans la carrière des lettres - mais il a beaucoup perdu de sa fortune à cause de l'inflation due à la guerre. Dans sa forme même, son livre est-il même un roman, ou n'est-ce qu'une autobiographie reprenant les souvenirs de l'auteur ? Est-il délibérément illisible par la forme de ses phrases et son style complexe ? Peut-on décerner le prix à un quasi-inconnu du monde des lettres, quelqu'un qui n'est ni un journaliste, ni un critique, mais un mondain, du grand monde donc, mais pas du monde de l'édition. Et puis, quelles sont vraiment ses idées politiques ? est-il un grand bourgeois catholique fervent comme lui reprochent les journalistes de gauche proche de l'Action Française ? ou, au contraire, comme lui reproche, elle, l'Action française, un dreyfusard de la première heure qui serait d'origine juive ? de plus, il y a des rumeurs sur sa sexualité, qui s'écarterait des normes admises en ce début du XX ème siècle.
Et, surtout, surtout, ce n'est pas un roman de guerre, ce n'est pas un roman patriotique, il n'exalte pas la bravoure des Poilus, l'héroïsme et la camaraderie des tranchées, il évoque un "temps perdu", celui de l'avant-guerre, alors que la France est traumatisée par cette Grande Guerre. Or, son principal concurrent,
Dorgelès, avec
les Croix de bois, livre un grand récit de guerre.
Thierry Laget livre un récit érudit et truculent de cette remise du prix Goncourt et surtout de ce qui ne s'appellent pas encore un "bad buzz" ou des fake news, mais d'une campagne de presse hostile particulièrement violente qui s'attaque à
Proust et à son oeuvre, souvent sans le connaître et sans l'avoir lue. On y croise toute une époque et son contexte : patriotisme exacerbé avec la "Chambre bleue horizon" des députés conservateurs, inflation folle qui amène les éditeurs et les journalistes à la polémique pour vendre plus, revendications féministes au suffrage, antisémitisme, pacifisme... La critique esthétique, purement littéraire, est bien loin.
Un essai agréable à lire, comme un roman, qui donne envie de redécouvrir certaines oeuvres citées, et qui montre que le fait que la littérature pure passe derrière des intérêts purement mercantiles ou politiques ne date pas d'hier...