Comment exposer à des Occidentaux modernes cette « science sacrée », « initiatique » devenue inaccessible sans médiation ? La démonstration s’est appuyée tout d’abord sur une critique radicale de la pensée occidentale dans ses développements et ses bases depuis l’émergence de la philosophie grecque, première branche séparée du tronc de la grande Tradition originelle et universelle, critique débouchant sur le constat des limites et des impasses auxquelles cette séparation avait abouti. Elle s’est appliquée ensuite à approcher les vérités traditionnelles en procédant par cercles concentriques autour de l’objet recherché, par exemple en mettant en lumière les constantes dans les règles de l’art sacré des constructeurs au niveau du métier et des outils symboliques utilisés, puis des formes symboliques adoptées, carrés, dômes, etc., enfin du sens spirituel impliqué. Au terme de ces recoupements significatifs, combinant les méthodes de l’histoire comparée des religions aux pratiques de l’accumulation des témoignages comme preuve d’authenticité à la façon dont avaient procédé les traditionnalistes catholiques du début du XIXe siècle, se dégageait « la doctrine ».
Le cheikh de Lausanne [Schuon] y relevait [dans « Mystères christiques »] les allusions relatives aux « Grands Mystères » contenues dans les rites chrétiens, le vin de l’eucharistie par exemple alors que le pain se rapportait aux « Petits Mystères » ; puisque la tradition apostolique validait la présence réelle du Dieu Vivant et qu’il ne pouvait y avoir rien de plus que cette présence, il fallait admettre que les sacrements chrétiens contenaient, virtuellement tout au moins, la capacité d’initiation aux « Grands Mystères ». Une telle interprétation ruinait l’édifice guénonien bâti sur la séparation stricte de l’ésotérisme et de l’exotérisme et provoqua une vive réaction de son auteur.
Il a dressé à la suite un tableau des grandes traditions culturelles et religieuses vivantes que l’on pouvait considérer comme héritières légitimes de la « Tradition primordiale ». Pour l’Orient, l’hindouisme, le taoïsme, le confucianisme et l’islam qu’il séparait du judéo-christianisme se partageaient ce statut ; il n’était pas fait mention des sociétés primitives. Pour l’Occident, c’est l’Eglise catholique et accessoirement les églises orthodoxes dans l’ordre religieux qu’il devait désigner comme le lieu d’un redressement possible, sous réserve d’avoir recours à « l’aide de l’Orient ». Dans l’ordre ésotérique, la franc-maçonnerie et le compagnonnage lui paraissaient la seule initiation occidentale authentique survivante, malgré sa dégénérescence.
[A propos de l’Erreur spirite] Après avoir précisé l’objet réel du spiritisme : communiquer avec les morts par des moyens matériels, Guénon a brossé un tableau du contexte historique dans lequel s’était développé cette pratique. Là encore, on assistait à une adaptation typiquement moderne de notions et de procédés techniques traditionnels déviés de leur sens véritable qui nécessitait un exposé théorique. Les cieux des spirites, désertés par les anges, n’étaient plus peuplés que d’hommes en attente d’un nouveau corps dans une vision progressiste de l’histoire et cela autant dans la version française laïcisante d’Allan Kardec que dans le « Modern Spiritualism » anglo-saxon.
La référence exclusive à la tradition a ordonné la forme hiératique de son écriture qui s’est voulue l’expression impersonnelle de la vérité sans âge : la « doctrine traditionnelle » exprimée en forme de « science sacrée ». […] Tous [ses livres et articles] se sont présentés comme des développements particuliers de cette unique certitude dont l’exposition sous une forme littéraire avait été rendue nécessaire par l’interruption d’une transmission « normale » dans le monde occidental, à savoir un enseignement oral de maître à disciple dans le cadre des institutions religieuses propres à chaque tradition comme les confréries soufies dans le monde musulman ou des sociétés d’ésotérisme chrétien au Moyen Âge, voire encore des sociétés initiatiques de métier comme le compagnonnage et la franc-maçonnerie. Celles-là seules qui avaient communiqué sans solution de continuité leur dépôt spirituel originel pouvaient être dites traditionnelles et régulières et la rupture, à la fois volontaire et suicidaire, de l’Occident moderne avec ses racines justifiait la nouveauté de son projet littéraire public qui proclamait paradoxalement sur les toits ce qui avait été entendu dans le creux de l’oreille.
Les complots (réels) ont de tout temps existé. En revanche, les théories du complot (qui sont le plus souvent imaginaires) sont apparues, elles, à la révolution française : leur venue coïncide avec la fin de la monarchie et la laïcisation de notre société.
Illuminés de Bavière, Protocole des sages de Sion, Jésuites, Franc-maçons, Stricte Observance Templière etc… ont été l’objet de nombreuses polémiques, amalgames ou affabulations et de nos jours encore : l’Opus Dei, les Illuminati ou la Scientologie alimentent une certaine presse où la fantasmagorie populaire dépasse le réel.
Jérôme Rousse-Lacordaire (Dominicain), Jean-Pierre Laurant (fondateur de Politica Hermetica, ex Ecole Pratique des Hautes Etudes) et Emmanuel Kreis (historien, doctorant EPHE et auteur CNRS) nous offrent ici une vaste fresque de ces théories.
Les théories du complot affirment toutes « que rien n’arrive par hasard, que tout est lié». Elles sont une forme sécularisé et diabolisée de la Providence et se présentent comme une construction historique alternative qui réinterprète des pans entiers de notre histoire. Pour celles-ci, le fonctionnement de nos sociétés est la résultante de la réalisation d’un projet secrètement orchestré par des groupes d’hommes puissants et sans scrupules.
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