Le médecin et l'écrivain font le même métier: ils lisent des signes. Que ces signes soient émis par le corps ou par le monde, il s'agit toujours de les déchiffrer et de les interpréter. Pour soigner comme pour écrire, il faut avoir un regard aigu, une sensibilité aux signes les plus subtils et une grande capacité à les réfléchir. L'écrivain possède un avantage: il a le temps. Le médecin, lui, doit, en outre, être rapide.
On peut dire bien qu'on est malheureux, mais on ne peut pas dire le malheur. Il n'y a pas de malheur dans le mot "malheur". Tous les mots sont secs. Ils restent au bord des larmes. Le malheur est toujours un secret.
Il était venu au monde, et le monde n'avait de cesse de l'oublier, de l'annuler, de n'en pas même garder la trace, tel un nom sur une tombe, dans une minute de conversation, dans l'hommage d'une phrase. Les semaines qui ont suivi sa naissance, chaque fois qu'on m'a parlé "d'autre chose", il est mort à nouveau.
Il y a ceux pour qui ça n'est pas bien grave : dans leur bouche, la naissance devient une sorte d'extrême fausse couche, et ils s'étonnent de l'enterrement comme d'un luxe au romantisme excessif. Il y a ceux qui établissent une hiérarchie du malheur : le pire, c'est quand même de perdre un enfant, un vrai, une fillette de sept ans ou un fils de vingt ans – ils ont tous des exemples. Là, c'est vraiment terrible, car les parents restent avec leurs souvenirs. Je ne dis rien. Je garde pour moi le bruit de son cœur qui battait à chaque consultation, ses cabrioles sur l'écran de l'échographie (« On t'a vu à la télévision », lui racontait Yves, le soir), nos conversations à trois quand nous lui demandions s'il était d'accord pour s'appeler Philippe et qu'il nous répondait en morse ; je garde pour moi la mémoire des nuits, la plénitude, et puis toutes les autres images, les pages du livre de sable : Philippe apprenant à lire, Philippe me dépassant d'une tête, Philippe montant sur le podium, comme son arrière-grand-père, au son de la Marseillaise – en quelle année déjà ? –, le sourire de Philippe. Peu importe l'âge auquel meurt un enfant : si le passé est court, demain est sans limites. Nous portons le deuil le plus noir, celui du possible. Tous les parents pleurent les mêmes larmes : ils ont des souvenirs d'avenir.
Ce qu’aucune réalité ne pourra jamais faire, les mots le peuvent
Il y a une chose infiniment plus douloureuse que de ne pas serrer dans ses bras un homme qu'on désire: c'est de bercer dans ses bras un bébé mort. Le corps ne comble rien. Le corps manque.
Faire un livre, faire l'amour : effort vain d'abolir l'intervalle.