Livre lu dans le cadre du défi lectures 2022 des Editions du Seuil, item : "Livre considéré comme un classique". Bien qu'âgée de 62 ans, je n'avais jamais lu ce classique de
D.H. Lawrence publié en Italie en 1928 mais finalement autorisé en Angleterre qu'en 1960 (soit 30 ans après la mort de l'auteur) et après un certain nombre de procès.
Bizarrement, j'en avais une image sulfureuse, résultat je pense de sa mise à l'index pendant plusieurs décennies pour cause de "pornographie" et de souvenirs d'adaptations cinématographiques osées, car axées seulement sur cet aspect de l'oeuvre.
Finalement, avec le recul, je trouve que les parties relatives aux comportements sexuels des deux principaux protagonistes (Constance Chatterley, la Lady mariée et adultère ; et Thomas Mellors son garde-chasse) sont somme toute très prudes et finalement très limitées (quelques pages) au regard de l'ensemble de l'oeuvre. Donc, je me suis dit en le lisant : "tout ça pour ça" !
Je peux néanmoins entendre (et comprendre) que dans l'Angleterre très puritaine des années vingt (mais néanmoins un puritanisme très hypocrite), ce livre ait pu être interprété comme étant "so shocking".
Eh bien, n'en déplaise à ses détracteurs, ce livre est particulièrement intéressant. Non pas pour cette histoire d'adultère et d'initiation à la sensualité d'une femme sclérosée dans une vie maritale sans grande saveur, mais bien pour sa portée philosophique, politique et sociologique (et, à la réflexion, peut-être est-ce plutôt pour ces raisons qu'il a été longtemps interdit).
En effet, en lisant ce livre en 2022 dans un contexte de course effrénée aux profits par les tenants d'un système capitaliste à bout de souffle, de dérèglement climatique généralisé lié à l'épuisement des ressources, à une industrialisation non maîtrisée et à une pollution anarchique et globale du ciel, des eaux, des sols... on ne peut que se dire que
D.H. Lawrence était un visionnaire avant l'heure !
Dans son livre, rappelons-le, publié en 1928, il dénonce ouvertement le rôle de la noblesse et de la haute bourgeoisie anglaise dans la montée en puissance d'une industrialisation tendant à faire le maximum de profits dans un minimum de temps, transformant les hommes en outils de production déshumanisés n'ayant plus le temps de penser, de se réunir, de réfléchir (et donc de d'opposer au système), de s'aimer, de profiter de la vie et de la nature, et ne songeant plus qu'à dépenser le peu d'argent qu'ils obtiennent, et à s'étourdir toujours plus en consommant toujours plus (ce qui continue d'enrichir les mêmes). Tiens, ça ne vous rappelle rien ?
Un système qui tend aussi à transformer des campagnes paisibles et bucoliques en villes-champignons envahies d'une poussière noire et irrespirable (celle des mines de charbons) qui se construisent de façon anarchique, dans une volonté toujours plus grande de produire plus pour gagner plus... Tiens, ça ne vous rappelle rien ?
Il évoque et dénonce aussi le rôle des "élites" qui se targuent d'un intellectualisme bon teint et cultivent le mépris pour les classes qu'ils jugent totalement inférieures, quand ils ne les traitent carrément pas "d'animaux". On pourrait croire que le personnage de Cliffort Chatterley est caricatural. Hélas, il ne l'est pas... Tiens, ça ne vous rappelle rien ?
Enfin, il me semble que l'auteur peut être également qualifié de précurseur en matière de féminisme et d'écologie. En effet, sa jeune héroïne engoncée dans ses préjugés de classe et dans son éducation corsetée survit (au propre comme au figuré car elle tombera vite en dépression) auprès d'un mari paralysé et impuissant. Néanmoins, celui-ci, conscient qu'il y va de sa vie, mais aussi certain de son inaliénable attachement, l'autorise à avoir des relations adultères, pour peu qu'il n'en sache rien et qu'il s'agisse d'un homme de leur milieu (toujours cette hypocrisie...).
Pas de chance ! le hasard de la vie placera Constance sur le chemin d'un employé du Lord anglais. On assistera donc - au contact d'un homme frustre et sauvage qui n'est pas de son milieu - à son lent processus de prise de conscience de ses sens, de ses besoins, de ses pensées propres pour libérer son âme et son corps des scories qui l'inhibent, faire le choix de l'amour vrai, et devenir la femme qu'elle veut être. A la réserve près qu'elle au moins a les moyens d'une indépendance choisie (ce qui n'est bien évidemment pas le cas des femmes de l'époque en général). Une attitude courageuse dès lors qu'elle lui imposera de faire des sacrifices.
En matière d'écologie enfin,
D.H. Lawrence dénonce l'attitude irraisonnée des possédants et milite en faveur d'une vie plus proche de la nature, une nature qui, contrairement aux hommes, n'a pas besoin de faux-semblants pour être belle, accessible et vivante. Par le biais de très belles descriptions et de métaphores, les protagonistes amoureux se retrouvent, lors d'un passage du livre, tels Adam et Eve dans leur jardin d'Eden. Pour ma part, j'interprète ce passage comme une invitation à redécouvrir la part sauvage de notre individualité, la part naturelle de notre personnalité pour se libérer de nos carcans physiques et psychologiques et vivre pleinement le moment présent. N'est-ce pas là la recette du bonheur ?
En bref, un livre intéressant et je pense qu'il est important de le découvrir pour ne pas en rester à l'image stéréotypée qu'il a générée. Il reste qu'il s'agit d'un texte "classique" écrit au début du XXe siècle, avec des codes, un vocabulaire, des images, des contextes culturels ou linguistiques, des propos qui peuvent étonner le lecteur du XXIe siècle. Il faut garder cela à l'esprit tout en mesurant et en se félicitant, heureusement, du chemin parcouru (ex : rapports hommes/femmes ; rapports élites/ouvriers ; sexualité féminine ; accès à la culture, etc.).