Sortir de chez soi pour s'ouvrir à la déambulation amène un changement radical d'humeur.
Ni la durée d’une marche, ni son cadre ne sont la condition de sa puissance de transformation intérieure, elle dépend surtout de ce que l’individu lui-même fait de ce temps de disponibilité, d’ouverture, ce temps qui n’appartient qu’à lui, où il importe de savoir qui l’on est et où l’on va.
La route est université car elle est universalité, elle ne se contente pas de diffuser un savoir mais aussi une philosophie d'existence propre à polir l'esprit et à le ramener toujours à l'humilité et à la souveraineté du chemin. Elle est le lieu où se défaire des schémas conventionnels d'appropriation du monde pour être à l'affût de l'inattendu, déconstruire ses certitudes plutôt que de s'ancrer en elles. Elle est un état d'alerte permanent pour les sens et l'intelligence, l'ouverture à une multitude de sensations. La vue n'est jamais pour le marcheur le sens philosophique de la distance, mais celui de l'étreinte, de la profusion des sens. Il ne sait où donner des yeux tant ils se donnent à mille autres perceptions qui ne sont plus seulement visuelles.
Un paysage implique aussi le soleil, le vent, la pluie, la neige, le cycle du jour qui ne cesse de le redéfinir entre l'aube et la nuit. La mesure d'un paysage tient au ciel qu'il met à jour autant qu'à la matière qu'il cristallise dans l'espace.
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Toute destination est bonne pour se mettre encore en chemin. « Toutes se valent pour ne pas rentrer »(Poindron).
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Si on ne laisse pas au voyage le droit de nous détruire un peu, autant rester chez soi”.
Tout paysage est un test projectif qui dévoile une psychologie.
Le flâneur est à la fois dans une conscience aiguë de sa disponibilité , mais simultanément il est immergé dans une conscience flottante aux détails qui l'environnent, il construit des romans en regardant les passants , ses souvenirs l'emportent dans une période ancienne de la ville qu'il a bien connue.
Magnétisme.
[…]
S’il y a des lieux d’une alliance absolue avec le monde et qui donnent le sentiment d’être enfin arrivé chez soi, ils sont peu nombreux, d’autres, à l’inverse, font craindre de se dissoudre et il faut les fuir avant qu’il ne soit trop tard. Ces lieux sont rares mais ils sont des abîmes. Ce sont des fauves aux aguets, mais ils diffusent le sentiment de leur menace. […] Au Sri Lanka, à Galle, il [Nicolas Bouvier] s’enlise dans une telle zone et devient captif d’une sorte de torpeur qui ne le lâche plus. Une géographie confuse et malsaine se referme comme un piège sur le voyageur. Il est est englué dans un univers de sortilèges qui l’amène même à écrire un article avec le fantôme du père Alvaro, un jésuite mort depuis des années avec lequel pourtant il a un échange intense, ou à être témoin de transformations sorcières du monde qui l’entoure. (p. 91)
Le deuil se fait souvent en marchant dans la solitude, le silence, l'immensité du ciel ou du paysage. Au fil de la progression, même si quelque chose s'est arrêté, le monde se remette en marche. Ces pas sans destination traduisent l'impossibilité de rester en place, écrasé par la peine, arraché à soi-même. Il faut prendre de la distance et maintenir le dialogue avec l'autre qui vient de disparaître. L'intériorité, la lenteur, la suspension du monde environnant sont propices à ce cheminement, à ces remémorations.
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