L'aliénation, dans le vocabulaire courant, c'est la folie, la perte de la raison. Mais ce n'est pas que cela. C'est aussi le fait d'être dépossédé de soi, de sa raison d'être, de sa volonté. La privation de la liberté est encore une forme d'aliénation. le poids de la société, des moeurs, de la morale, du système capitaliste, l'écrasement des femmes par le patriarcat, ce sont encore et toujours des ferments d'aliénation.
Ce que conte le merveilleux livre de Perrine le Querrec, c'est tout cela, et plus encore. Jeanne L'Étang est le roman d'une femme emmurée en son silence autant qu'elle est enfermée dans la minuscule pièce qui abrite les premières années de son existence, puis à la Salpêtrière, puis au bordel — jamais la maison close n'a si bien porté son nom— puis, en un joli chiasme, de nouveau à la Salpêtrière et enfin dans la maison mère. Dans ce récit en prose poétique, les mots traduisent un réel mouvant perçu en focalisation interne, sauf en de rares passages où le narrateur s'adresse à son personnage. Les mots non prononcés par Jeanne la silencieuse, mais brodés; les mots des abécédaires qu'elle compose et qui scandent le récit, chaque fois condensant le contexte particulier, résumant l'univers de Jeanne en quelques termes lourds de sens. le style de l'auteure, morcellement des phrases, subtile déformation de la syntaxe, rupture du rythme et des cadences, énumérations, reflète avec brio cette pensée au ban de la normalité (mais y a-t-il une pensée «normale» ? Cette notion même de normalité de l'esprit a quelque chose d'effrayant, non ?). La mise en page et la typographie jouent également leur rôle, on se souvient parfois des essais mallarméens sur la page blanche. le texte imprimé se fait broderie colorée, regard subjectif sur le monde extérieur, tentative de fixer l'extérieur par bribes. La pensée close se donne à voir dans le cadre clos de la page.
La suite de la critique est accessible sur mon blog !
Lien :
https://litteraemeae.wordpre..