Je tombai aussi sur le commis épicier. Je le connaissais de vue. Il était étendu sur une demoiselle. Ils avaient chacun une pâquerette à la bouche. Chacun mâchonnait la tige. Ils semblaient mécontents, mail à l’aise, irrésolus, poussifs. Ils soufflaient fort et les fleurs avançaient, reculaient… L’ensemble manquait de grâce.
Je pense que les gens ne respectent pas la nuit. Ils la laissent dehors. Ils fichent le camp dans le sommeil.
La blonde, avec son visage pour poème, son teint de clair de lune, était sage. Les dates historiques qui sortaient de ses belles lèvres me dégoûtaient davantage…
Il amena une demi-cigarette. Son geste était plus humble que cette petite chose entamée. Il la faisait rouler en avant, puis en arrière. J’admirais son poignet qui dirigeait discrètement. Je compris qu’il rusait avec la mousse. Il attendait peut-être qu’elle tombât encore sur le revers, à la même place. Il ne pouvait pas introduire cette vieille cigarette entre ses lèvres. Sa bouche eût été trop embarrassée… La mousse arrivait. Elle se poussait comme une marée. J’avalai ma salive plusieurs fois pour lui.
J’écoute… ça s’écoute la nuit. Je me promène, je soulève le voile du silence et j’arpente le monde …
Ça s’écoute la nuit. Je me promène, je soulève le voile du silence et j’arpente le monde…
On le regardait, on le regardait encore.
À force de se glisser sous l’eau avec ses « pouches » de tabac son corps avait la nonchalance d’un roseau. Si grande était sa souplesse qu’on l’eût cru vêtu de l’onde, sa complice. Entre les cils, s’écoulait un regard indifférent. Ses lèvres minces devaient plaire à ceux qui s’acharnent aux êtres de fuite. Il avait de belles mains.
L'été, un rempart d'ombrelles fleurissait le long du mur. Par temps maussade, les fleurs posées sur des échasses, s'inclinaient avec condescendance sur les vieilles croix qui tombaient de traviole sur la terre... On frôlait le mur, on levait les bras et ces parasols en guipure vous distrayaient le creux de la main... La nuit, on ne fermait pas la barrière. On pouvait l'enjamber aisément. On ne fermait pas la porte de l'église qui présidait à ce laisser-aller. Elle ressemblait à une longue maison qui va en s'enfonçant. On en voit de semblables dans les paysages inondés.
Je vis les fraises qui faisaient le gros dos sous les feuilles bombées. J’en cueillis beaucoup. Je préparai les tartines, j’écrasai dessus les fruits. Je saupoudrai et je déposai les nourritures sur une assiette précieuse. Je courus avec.
- Si tu la casse, nous sommes perdues !
Mais le bonheur n’est pas maladroit.
Ma mère ne m’a jamais donné la main… Elle m’aidait à monter, à descendre les trottoirs en pinçant mon vêtement à l’endroit où l’emmanchure est facilement saisissable. Cela m’humiliait. Je me croyais dans la carcasse d’un vieux cheval qu’un charretier tirerait par l’oreille… Un après-midi, alors qu’une calèche fuyait, éclaboussant de ses reflets le sinistre été, au milieu de la chaussée, je repoussai la main. Elle me pinça davantage et me souleva de terre comme un poulet qu’on enlève par une seule aile. Je devins molle. Je n’avançais plus. Ma mère vit mes larmes.
- Tu veux te faire écraser et tu pleures !
C’était elle qui m’écrasait.