L'attente, le chagrin de la soirée m'avaient assomée. Je ne trouvais plus la force de me débattre contre mon sort. Brusquement, je redevins naturelle.
En le disant, elle souriait bizarrement. Un sourire nostalgique. Son vieux visage entre ses poings, elle regardait le ciel qui tombait jusqu'à ras de plaine. Quel abandon! Pas un toit, pas un arbre. L'herbe courte ne frémissait pas. Les fleurs de pissenlit, leur tige roide, leur mordant. La grande plaine était un recommencement du monde sans hommes, ni bêtes.
- Qu'est-ce que vous voyez, madame Panier?
- La plaine.
- C'est le ciel que vous regardez.
- Je la vois quand même. Quelle race! C'est beau la suffisance de l'espace...
N'était-ce pas l'impossible en elle qui me passionnait plus qu'elle-même?
On touchait quand même du doigt un monde qui ne voulait pas se montrer.
Grand-mère entra accompagnée de fraicheur. L'avais-je oublié? Non, mais je ne pensais pas à elle dans les pires endroits. Quand elle entrait par une porte le mal s'en allait par l'autre.
Ma mère me disait cela avec son regard dur et bleu. Je me couchai et m'endormis. Quand j'ouvris les yeux, je vis au plafond une tache qui se déplaçait. Grand-mère entrait dans la chambre, le quinquet à la main. Dans sa longue chemise de nuit, elle ressemblait à un curé sans âge. Je ris tout haut, je sautai à pieds joints sur la natte. Je la secouai, je m'ébrouai contre elle. Je levai la tête. Son regard était un lac de douceur. Son regard comblait mon élan. Ses cheveux cendrés, son visage serein me fascinaient. Il me semblait qu'elle se mouvait au dessus de la carpette, qu'elle venait jusqu'à nous grâce à un fil de la Vierge. Elle posa ma tête sur son épaule décharnée, tâta mes pieds, ramena le drap sur nos lèvres, baissa la flamme du quinquet. Un fou rire me secoua. De nouveau, on ouvrait la porte :
- Va dans ton lit!
Ma mère ne passait pas le seuil. Cet ordre donné à distance m'impressionnait. Je ne bougeais pas. Grand-mère serrait mes doigts.
Je vis les fraises qui faisaient le gros dos sous les feuilles bombées. J'en cueillis beaucoup. Je préparais les tartines, j'écrasais dessus les fruits. Je saupoudrais et je déposais les nourritures sur une assiette précieuse. Je courus avec.
- Si tu la casses, nous sommes perdues!
Mais le bonheur n'est pas maladroit.