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Critique de oblo


Superman est un témoin de bonne foi : il pourra confirmer qu'avant la Seconde guerre mondiale, il existait des super-héros européens. Comme tant d'autres victimes, ils furent enfouis sous les décombres du conflit, remisés dans la mémoire collective, oubliés par leurs lecteurs et leurs zélateurs : le super-héros devient alors, exclusivement, une notion américaine. On pourrait, à ce titre, considérer La brigade chimérique comme une enquête : que sont devenus les super-héros européens ? Pourquoi ont-ils disparu ? Et quelles sont leurs origines ? On admettra, dès le début de cette critique, que cette bande-dessinée répond à ces questions sur deux niveaux de lecture : l'un, purement fictionnel et l'autre, historique et littéraire ou, plus simplement, culturel.

De la même manière que Mabuse convoque le ban des surhommes, les auteurs convoquent, eux, toute une série de personnages littéraires et réels. C'est là l'une des forces de l'oeuvre, qui assume pleinement son caractère culturel et littéraire. Apparaissent donc des auteurs ayant vraiment existé et des personnages de fiction : André Breton, René Barjavel, Georges Spad, Irène et Frédéric Joliot-Curie, Franz Kafka (qui donne ses traits à son propre personnage, Gregor Samsa), Mabuse (créé par un Français mais rendu célèbre par l'Allemand Fritz Lang), Gog, le Nyctalope, Eugène Zamiatine (auteur du roman Nous autres) et d'autres encore. Si certaines figures nous sont bien connues, d'autres, en revanche, suscitent nos interrogations, et c'est bien là un intérêt majeur du livre : mélanger habilement la réalité historique et la fiction, les emmêler de telle sorte que seul un redoutable amateur de littérature de science-fiction des années 1920 et 1930 pourrait y voir clair.

La postface proposée dans l'intégrale est très instructive à ce propos. Ligne après ligne, ce sont autant de héros de papier qui resurgissent, et autant d'auteurs plus ou moins oubliés dont on voudrait dévorer les oeuvres qui réapparaissent. A la lecture de cette postface, on comprend que la bande-dessinée est avant tout un hommage, et même une mise en dessin de ces romans introuvables, et qu'à la rigueur, poussés sûrement par leurs passions de lecteur, les auteurs ont voulu imaginer une suite - et une fin - à cette ère des héros européens. Ainsi, tous les personnages ont déjà été créés - hormis peut-être Andrew Gibberne, dit l'Accélérateur, qui est le fils d'un héros littéraire existant - et tous prennent vie dans ces presque 300 pages, créant ainsi une sorte d'inter-dialogue littéraire entre des oeuvres, des auteurs et des artistes qui ont existé et créé dans les mêmes années, sans jamais croiser leurs univers. On apprend donc qu'une lignée de super-héros européens a mené des combats, a voulu faire régner la justice et, surtout, a aussi influencé nombre d'auteurs américains dont les oeuvres ont ensuite défini le type du super-héros. A tel point qu'aujourd'hui, vouloir créer un super-héros serait vouloir imiter les Américains ...

Mais, si les super-héros américains évoluent dans un monde semblable aux nôtres, les Européens, eux, évoluent littéralement dans notre monde. L'histoire commence ici en mars 1939 lorsque le docteur Mabuse convoque l'ensemble des super-héros d'Europe à Métropolis, sa nouvelle ville dédiée aux surhommes, en plein coeur des Alpes autrichiennes, c'est-à-dire dans la Mitteleuropa. le contexte rappelle évidemment notre histoire proche : l'Espagne est mise à feu et à sang par la Phalange et le Partisan, l'Italie de Gog prépare ses armes, le docteur Mabuse, représentant l'Allemagne, se fait de plus en plus menaçant. A Paris, Irène Joliot-Curie, qui a hérité du laboratoire de sa mère, continue d'y faire de la superscience, tout en étant obligée de s'allier à Nous Autres, organisation communiste de mécanoïdes redoutables. Pour découvrir les plans du docteur Mabuse, elle tente de soutirer des informations au Nyctalope, autoproclamé protecteur de Paris, lequel semble davantage attaché à sa postérité (il recherche un biographe talentueux) qu'à la mise en échec des projets de Mabuse. C'est dans ce contexte que va revenir "à la vie" la brigade chimérique. Cette brigade légendaire aurait protégé Marie Curie dans ses travaux de recherche sur les super-héros qui, en grande majorité, ont été victimes de la Grande Guerre. On voit, là aussi, que les auteurs ancrent dans le passé historique l'origine des super-héros européens, qui deviennent les produits de la première grande guerre industrielle de l'Histoire : soit malades, soit mutants, Marie Curie leur propose de mettre leurs nouvelles capacités au service de la Justice.

Naturellement, lorsque l'on sait que le propos des auteurs est d'examiner justement pourquoi les super-héros européens ont disparu, on se doute que l'histoire se terminera mal. C'est là tout l'enjeu de cet album, dont la tension ira croissante jusqu'à l'irruption de la guerre, vue comme un échec cuisant pour les super-héros européens.

Ainsi, La brigade chimérique épouse ici son deuxième niveau de lecture : les auteurs proposent, avec cette bande-dessinée, une allégorie historique dont les forces vives sont les super-héros européens. Tous représentent, finalement, les pouvoirs nouveaux qui se font jour en Europe au sortir de la guerre : pouvoirs économiques, pouvoirs politiques aussi. L'échec des super-héros européens est l'échec des démocraties face à l'essor du fascisme et du nazisme. Là encore, les auteurs ne se cachent pas : ils mettent en image la couardise de la France (le Nyctalope) et de la Grande-Bretagne (l'Accélérateur, qui est certes plus volontaire que le Nyctalope) face au militarisme allemand (Mabuse) et italien (Gog), l'impensable alliance germano-soviétique ou encore le projet nazi de construction d'une Europe nouvelle sur les ruines du peuple juif. Il faudrait encore dire un mot sur Jean Séverac, personnification d'une France éternelle partagée entre le savoir, la loyauté, la valeur guerrière et le souci de la vie, qui représente un formidable espoir pour Irène Joliot-Curie et tentera, dans un ultime effort, de mettre fin aux agissements de Mabuse. Cependant, si les auteurs s'appuient sur l'histoire du vingtième siècle et y imbriquent des éléments de fiction, ils prennent surtout soin de ne pas la réécrire. Manuel d'histoire politique et enquête littéraire, La brigade chimérique est surtout une incursion française très réussie, bien que vouée à ne pas connaître de suite, dans l'univers du comics.
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