Le Boréon :
Je me « pénélope » derrière un paravent de pierres et de rochers, il m’isole du monde, me protège, fait écran, empêche mon accès, surtout de ceux qui rêvent de plages de sable fin.
Il brouille les pistes de ces estivants qui voudraient m’atteindre, il forme une défense qui neutralise et évite l’intrusion.
J’écoute souvent les gens, dans la grande famille des mots, les choisir pour s’exprimer sur moi en une longue panégyrie.
On me dit que je suis beau, un petit coin de paradis, vous voulez emporter de moi, l’odeur des bois, un lit de songes, le temps qui s’arrête, mes eaux conquérantes, mes vaguelettes qui caressent.
Je suis comme un long murmure, comme un chant éternel, et sans jamais me lasser, je chante comme un oiseau que rien n’arrête.
Quand vous êtes près de moi, votre esprit vagabonde, vos soucis, vos regrets s’en vont, au fil de mon courant.
Mon fredonnement est le bruit du bonheur, qui monte de mon buste et vous laisse rêveur, il vous parle, vous enchante, il respire la vie, dans la nature en fête.
Vous voyez en moi un trésor qui raconte les heures à venir, faites de siestes, d’heures vides, le visage exposé au soleil, le verre à la main.
Là, la magie des vieux rêves opère et je berce de tendres songes, franges de lune, perles d’étoiles, douceur des jours d’été.
Je fais danser les ombres des mélèzes, vibrer de joie les enfants qui se poursuivent, flamboyer les fougères, luire la mousse gorgée de mes flots.
Je n’oublie pas cette grange datant du 17e siècle et de mon timbre infernal, je frappe encore et encore mon refrain métallique contre ses flancs.
Elle est glacée, mon âpre désir se lamente à son orée et je souffle sur ce logis mon haleine dévoreuse.
Mon immense déferlante beugle, rugit, siffle, râle et bondit à travers, je suis blanc de baves furieuses.
Je me rue à l’intérieur, j’érafle, je mords, je déchire, j’arrache, je tranche les murs avec des remous convulsifs. Cette masse aux abois finit par me céder dans de mortifères lamentations venues du fond de son âge.
Vous, dominateurs, vous voulez asservir ma nature, bâtir des murailles pour guider l’eau de mes entrailles ! Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait et toutes ces énigmes me paraissaient dénuées de sens.
Votre esprit industrieux a jugé mes rebords perfectibles et vous m’avez bloqué dans vos conceptions hydrotechniques, en altérant mon apparence, en me métamorphosant. Esprits humains, vous avez des besoins incessants !
Ainsi, vous prenez de nouveaux droits, en me faisant esclave,
À ce seuil épouvanté, j’ai frappé pour demander mes proies. La fuite est impossible, sur le pas de leur porte, je me suis assis comme un malheur et de mes ailes funèbres, de mes bras inassouvis, sur leurs corps, je dépose mon funèbre linceul.
Et pendant ce combat, mes flots non ralentis effacent à vos yeux ce logement, j’engloutis mon humaine pâture, je me repais de cette chair encore tiède.
Mon eau saturée de ces dépouilles détrempées, s’empourpre comme une infusion de vigne rouge, une âcre tisane au goût de sans retour, je deviens sépulture…
Le froid vous paralyse, le froid des sans foyer, je vous ai jetés à la rue, en figeant vos cellules avec mes dents de loup et ma mâchoire de fer.
Vous avez froid, de ce vide qui projette son ombre dans vos regards perdus et des soupirs étranglés au fond de vos glottes.