Quand l'empire ottoman prit fin et que Kemal Atatürk fonda la république turque, ce ne fut pas qu'un changement de régime, mais un changement de peuple (génocide, expulsion des non-Turcs d'Anatolie) et aussi de langue officielle. En effet, l'ancien empire multinational avait l'arabe pour langue de culte, le turc pour langue véhiculaire, le persan pour langue de culture littéraire et de poésie, et un mélange des trois, l'osmanli (l'ottoman, écrit comme les trois autres avec l'alphabet arabe iranisé) comme langue de culture et de gouvernement. Donc Kemal supprima l'écriture arabe, imposa l'alphabet latin, et épura le turc de ses éléments non-turcs comme on avait épuré l'Anatolie des Arméniens et des Grecs : c'est le sujet de ce livre drôle et érudit, qui retrace l'exécution capitale d'une langue de culture apparue au XIV°s et éliminée par changement d'alphabet, de grammaire, de vocabulaire et de syntaxe, dans les années trente, sur volonté politique. Kemal, il faut l'ajouter, était un admirateur de Lénine et de Mussolini, et du projet totalitaire de formation d'un nouvel homme : il fabriqua donc le Turc jusque dans sa manière de s'exprimer, chose dont Mao rêvait et qu'il ne réussit pas à faire, n'étant pas venu à bout des antiques idéogrammes chinois, ni de l'ancienne Chine. L'approche linguistique de Lewis (Geoffrey, à ne pas confondre avec l'orientaliste - beaucoup moins critique - Bernard Lewis) dévoile la politique du langage dans cet essai fascinant.
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(A propos du passage de l'alphabet arabe à l'alphabet latin imposé par Atatürk à la langue turque en 1928).
Dans un discours, Atatürk expliqua «Pour libérer le peuple de l’ignorance, la seule voie est d’abandonner les lettres arabes car elles ne conviennent pas à notre langue, et d’accepter les lettres turques basées sur le latin».
Le Times avait déjà écrit dans un éditorial du 31 aout 1928 «by this step, the Turks, who for centuries were regarded as a strange and isolated people by Europe, have drawn closer than ever to the West. It is a great reform, worthy of the remarkable chief to whom the Turkish people has entrusted its destinies” (Plus aucun livre ne pouvait être publié avec l’ancien alphabet après la fin de l’année 1928. Les députés n’ayant pas appris le nouvel alphabet étaient exclus du parlement. Il y eut une résistance des milieux religieux liant l’alphabet à la religion, ce à quoi Atatürk répondit en substance : «Et si les Français se convertissaient en masse à l’Islam, faudra-t-il que le français adopte l’alphabet arabe? Non? Alors pourquoi les Turcs» ?
Si l'on met à part sa beauté propre, il n'y a aucune raison d'utiliser l'alphabet arabo-persan pour écrire le turc. Toutes ses lettres, même le alif, sont des consonnes, dont certaines représentent des sons qui n'existent pas en turc, et l'une d'elles, le K, qui peut noter en turc g, k, n ou y. Le son N indiqué par le K arabo-persan était à l'origine /ng/, prononcé comme "singer" en anglais ; dans les transcriptions savantes de textes anciens il est toujours représenté par ñ. Il apparaît dans certaines graphies ottomanes comme kwkl pour "gönül" (l'âme), et dkz pour "deniz", la mer. On l'entend encore dans la prononciation de certains Turcs de "sonra", après.
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