« Dix ans que je n'ai pas dit un mot. Je n'ai jamais raconté cette histoire. Elle m'appartient, comme le crépuscule appartient à la nuit, comme la bruyère appartient aux garrigues»…
Elle s'appelle Gabrielle Magne. Elle n'a pas dit un mot depuis 10 ans…depuis le drame, quand, lors d'un été cuisant de 1945, après six ans d'absence, elle est revenue à Bayon dans le mas familial, sur cette terre de Provence stérile qui n'a jamais été « qu'écorchures et crevasses ».
Elle y a retrouvé sa soeur, la belle et candide Louise, qui ne rêve que de prince charmant et d'amour éternel ; son frère Jean, qu'une balle dans la tête a définitivement transformé en bébé hébété buvant le vide ; et enfin sa mégère de mère, inchangée malgré les années passées, femme acariâtre et fielleuse, « petite chose laide et noueuse » pleine de rancune et d'animosité, qui n'a jamais témoigné qu'aversion et mépris envers ses deux filles et leur défunt père. Seul, Jean a toujours été gratifié de quelques bienveillances par cette marâtre au coeur sec comme un quignon de pain.
L'accueil a donc été des plus glacés et s'est vu encore assombri par la révélation d'une tragédie. le massacre de leurs proches voisins, les Roccetti, une famille d'italiens que Gaby a toujours aimée plus que les siens. Selon la rumeur, Pietro Roccetti le père, aurait assassiné ses enfants avant de retourner son arme contre lui, et sa femme Maria, devenue folle, se serait laisser mourir peu après de chagrin.
Gaby n'a pas voulu croire à cette version de l'histoire qui semblait arranger tout le monde. Dans sa quête de justice et de vérité, la jeune femme de 26 ans a commencé à questionner, à gratter la couche épaisse de silence recouvrant la petite ville et mis peu à peu à jour les infâmes exploits de certains à la Libération : règlements de comptes et retournements de veste, résistants pourris faisant régner la terreur, femmes brutalisées et tondues, représailles menées par délation, milices patriotiques dirigées par d'anciens collabos….
Soutenu par
Paul Morand, un mystérieux géologue venu s'installer dans la ferme des Roccetti, Gabrielle ne s'est pas doutée qu'elle allait payer très cher son obstination à découvrir la vérité.
Le style et la maîtrise narrative d'
Emma Locatelli impressionnent ; sa plume cogne, touche, fait mouche, portant son coup d'estoc, dévidant un venin qui se dégage lentement dans la conscience du lecteur et le glace d'effroi en le mettant face à ce que la nature humaine a de plus écoeurant : la bassesse et l'abjection vers lesquelles le conduit sa haine des autres. le liquide venimeux s'échappe de phrases puissamment évocatrices, s'élargit et se coagule au fil des pages, comme un filet de pus suintant d'une plaie.
La médisance, la calomnie, la haine, la lâcheté, la trahison, la vengeance se donnent la main pour une ronde infernale, une chorégraphie mise en scène avec une grande habileté et une écriture corrosive et implacable, aussi tenace que persuasive. C'est saisissant, troublant, enivrant comme un vieux vin bu sous un soleil trop chaud, ça vous laisse un goût âcre au fond de la gorge et comme une brûlure au fond de la poitrine, un relent de désespérance et de consternation.
«
Les haines pures » est un ouvrage fort, percutant, gangrené d'actions viles et lâches, un texte qui faisande de mauvaises humanités, qui soulève les tripes en remâchant les vieilles rancunes, les petitesses et les perfidies, qui estampille les trahisons, pointe les actes honteux de la collaboration et les agissements sordides de certains résistants de la dernières heure, ceux-là mêmes qui ont façonnés et entachés la France d'Après-guerre de couleur sombre, l'auréolant d'une salissure inavouable bien camouflée sous le silence des familles, une souillure à jamais indélébile recouverte, comme on cache la poussière sous les tapis, de pieux mensonges et d'une tonne de mauvaise foi.
En quatrième de couverture, la comparaison avec
Sébastien Japrisot ou
Philippe Claudel est bien trouvée.
Emma Locatelli partagent avec ces grands romanciers l'art des mots qui remuent et qui, au terme de la lecture, vous laissent exsangue, noyé dans les ténébreux abîmes de la nature humaine, accablé par son insondable noirceur.
Mais là où Claudel vient tempérer son propos par des notes de douceur, notamment dans ses descriptions de la nature, nulle suavité ne vient adoucir le cadre naturel et champêtre du roman d'
Emma Locatelli. Chez elle, la nature, pleine d'âpreté et de rudesse, est aussi violente et cruelle que peuvent l'être les hommes.
Le crissement des cigales est un chant de l'enfer qui vrille les tympans. le soleil, d'une impitoyable dureté, darde ses rayons brûlants avec une férocité de guerrier sanguinaire. La terre dégorge sa rancoeur avec l'opiniâtreté et la constance des vieilles mules de ferme.
Atmosphère pesante, écrasante comme un coup de trique, orageuse et brutale comme une pluie de grêle sur un sol asséché, qui laisse graver dans les esprits, comme une terre trop meuble sous le soc du labour, l'empreinte de ses petits impacts t incisifs. Rien ne vient nuancer le cadre irrémédiablement noir de cette histoire dérangeante autant que captivante.
On suit alors Gabrielle dans son périple acharné au coeur du mal au gré d'une langue aussi belle que virulente, qui nous happe et nous prend au collet telles les mâchoires de fer sur les cervicales d'un renard pris au piège.
Le verbe impitoyable, dénonçant la corruption et l'infamie, les lettres de dénonciation et les vilenies d'après-guerre, est aussi rêche qu'une couverture usée, aussi rude qu'une lotion astringente passée sur une peau à vif.
Cela blesse certes, comme peut blesser la révélation d'un monde odieux et le constat d'une humanité pleine de fiel, de rancoeur et d'indignité. Mais l'intrigue impeccablement entretenue jusqu'aux toutes dernières lignes et la richesse psychologique des personnages évoluant au sein d'une nature insensible et immuable, font de ce récit une oeuvre absolument remarquable que l'on dévore littéralement de bout en bout.
Emma Locatelli a su combiner avec grand brio le roman historique, psychologique et policier. «
Les haines pures » est une pure réussite !