CINGLANT COMME UNE BRISE D'HIVER
Croc-Blanc ! A la seule évocation de ces deux mots, c'est tout un univers qui se met en place dans nos esprits, surtout pour tous ceux ayant encore, enfoui dans quelque mystérieux replis du souvenir, une âme d'enfant. Croc-Blanc ! Ça claque comme le fouet d'un musher sur le dos des chiens tirant un traîneau trop lourdement chargé. Croc-Blanc ! Ça cingle comme la violence de la bête encore sauvage, ou celle devenue méchante à force de mauvais coups, de mauvais maîtres, d'absence de tendresse et de reconnaissance. Croc-Blanc ! Un chef d'oeuvre à la destinée tellement fulgurante et encore tellement présent dans notre imaginaire, dans des films, des téléfilms, des dessins animés, de la bande dessinée, des albums jeunesse et que sais-je encore.
Croc-blanc... Ce grand "mécompris" !
Revenons en à la source : Impossible de vraiment comprendre Croc-Blanc sans avoir lu L'appel de la forêt (dont le titre français communément admis est d'ailleurs calamiteux, mais il en est ainsi depuis bientôt un siècle), puisque dans l'esprit et leur conception par London, ces deux ouvrages sont, en quelque sorte, les deux faces opposées d'une seule et même pièce. On se souvient, bien sur, de l'histoire de ce chien magnifique, Buck, volé à ses maîtres pour être revendu à destination du Yukon et de ses froids polaires et rudes. de mauvais maîtres en sales types (jusqu'au dernier, cette fois généreux), Buck apprend non seulement à survivre dans des milieux plus qu'hostiles mais il finit par se débarrasser des ultimes souvenirs liés à son éducation, à sa position de chien apprivoisé au service de l'homme. Il se réapproprie ainsi le "Wild" -le Sauvage de sa nature antique et profondément enfouie, jusque-là, derrière des générations infinies de chiens domestiques. Au passage, pas grand chose à voir, symboliquement, avec la seule forêt du titre français-. Et bien, Croc-Blanc est, en quelque sorte son exact contraire.
Bien sur, Jack London avait une passion incroyable pour cette nature sauvage, pour ces hommes et ces bêtes capables de supporter des froids meurtriers, allant jusqu'au bout d'eux-mêmes et parfois même un peu plus loin. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire une fois encore ce premier chapitre proprement sidérant -et très peu "litté jeunesse" quand on y pense- où, en quelques paragraphes à l'écriture aussi évocatrice que sidérante, il nous dresse la (future) scène de crime -la forêt, la neige, le froid intense, la lutte pour la survie- et on suit, saisis par le style tout autant que par l'histoire elle-même, ces quelques protagonistes, héros malgré eux d'une quête forcément mortelle : D'un côté, une horde de loups affamés, un vieux mâle alpha, borgne et intraitable, une femelle maligne et coutumière de l'Homme qu'elle approche depuis son enfance. de l'autre, deux prospecteurs et leurs quelques chiens, persuadés presque jusqu'au bout qu'ils s'en sortiront, qu'ils DOIVENT s'en sortir, parce que ce sont des êtres humains, qu'ils ont l'intelligence et l'expérience pour eux, qu'il ne peut en être autrement. Mais la mort est au bout de la route. Atroce, mais sans violence inutile ni gratuite : le loup tue pour se nourrir ou se défendre, jamais pour son seul plaisir ni par vice. Récit de la lutte entre la Nature et la Civilisation. Cette fois-ci, c'est la première qui l'emporte.
Ainsi débute donc, sur les chapeaux de roue, cet immense roman. Où l'on suit Croc-Blanc, nom qui lui est donné par les indiens, ses premiers maîtres, après que sa mère se soit retrouvée contrainte à retrouver les hommes. Il devient la propriété de celui qui est parvenu à attraper sa mère -qu'il cédera d'ailleurs un peu plus tard, sans considération pour son rejeton encore jeune- et le moins que l'on puisse en dire c'est que ce n'est ni absolument un mauvais maître -il ne châtie Croc-Blanc que si nécessaire, le nourrit en suffisance, ne l'empêche pas de se défendre, mais ce n'est pas un maître aimant non plus. Croc-Blanc lui est utile -un peu comme le serait une machine- un point c'est tout.
Seulement, cela va se gâter pour notre ami à poil car, habitué à se battre, pour assurer seul sa survie, et parce qu'il n'a jamais pu développer d'autre sentiments que la crainte farouche de l'homme et de son fouet ou de son bâton ainsi qu'une haine viscérale à l'égard de ses quasi-semblables, les autres chiens, il va se faire repérer par un être vil, mauvais, sombre, lâche et brutal qui va parvenir à le racheter -moyennant quelques litres d'alcool- à son propriétaire indien. Ce rebut de l'humanité, plus bestial que ne le sont les supposées bêtes, va rendre notre malheureux chien-loup encore plus monstrueux, haineux, agressif qu'il ne l'était devenu par la force des choses, l'engageant dans d'abominables combats de chiens qu'il gagne les uns après les autres, quelque soit l'opposant. Jusqu'au combat qui aurait pu être le dernier (contre un bouledogue français opiniâtre et parfaitement déconcertant dans sa manière de combattre), si un homme -j'ai envie d'écrire : un vrai. Un "Humain" ainsi que signifie le terme "Inuit" dans le langage des autochtones du grand nord- ne s'était dressé in extremis contre cette barbarie effarante, obligeant le mauvais maître à lui revendre à bas prix l'animal dont il a fait une bête terrible.
Là, après des années de peur rentrée, de crainte, de haine, de regards sanglants à l'égard du monde, Croc-Blanc va rencontrer un être bon, généreux, que son éducation a situé au-dessus des autres. Qui est riche, aussi, par ailleurs, mais ce n'est finalement pas là le plus important. Et, peu à peu, pas à pas, cet homme patient et aimant va finir par amadouer notre héros malgré lui. Par l'apprivoiser, c'est vrai, mais jamais au point de baisser sa garde totalement avec tous les autres humains. Jamais au point, sauf par deux fois et dans des moments extrêmes, d'apprendre à aboyer comme le font tous les chiens. Je laisse la fin en suspens pour ceux qui désireraient lire ce livre décidément sublime. Un rapide détail, mais qui montre à quel point Jack London concevait ce livre comme un genre de diptyque d'avec L'appel de la Forêt c'est que Buck est volé sur la propriété de son maître qui est juge tandis que l'un des hauts faits du Croc-blanc "civilisé" sera d'empêcher le meurtre du juge qui est le père de son ultime compagnon humain. Ainsi, la boucle est bouclée.
Alors, bien entendu, ce livre supporte plusieurs grilles de lecture, plusieurs niveaux, et, comme très souvent les grands textes, il peut aussi bien être lu sans a priori par un public plus jeune, mais à chaque âge de la vie on peut en retirer une interprétation différente et approfondie. Quant à moi, il me semble qu'au delà de l'histoire souvent tragique mais belle de ce loup un peu chien par sa mère, au-delà de la leçon, grandiose, de vie, de rage de vivre même, de ces passages incroyables où l'on plonge en pleine nature sauvage et hostile, il y a aussi cette importance que London semble donner au respect de l'autre -aussi différent soit-il-, l'importance de la tendresse, de l'amour, le risque de jouer la haine contre l'empathie. Il y a aussi -et London qui dut se bagarrer contre ses propres origines sociales, contre son époque, contre une famille peu encline à l'aider, contre la pauvreté de ses premières années d'apprentissage, sa biographie en est le plus vibrant exemple- il y a, donc, que London savait l'importance d'une bonne éducation, de l'enseignement, de l'expérimentation aussi. Alors oui, Croc-blanc finit par se laisser apprivoiser, et l'on peut d'abord le regretter. Mais il se laisse apprivoiser parce qu'il l'a décidé, pas à coups de bâton. Il se laisse apprivoiser parce que l'amour gouverne cette décision. Et que la sauvagerie qu'il abandonne, aussi fascinante puisse-t-elle sembler (et le destin de Buck dans l'Appel de la Forêt est à ce propos en tout point subjuguant), est aussi, d'une certaine manière, le chemin de la facilité, de la faiblesse sous ses apparences de dureté et de force, le chemin vers la haine des autres et, partant, bien souvent de soi-même.
Quoi qu'on en retienne, une belle, une très belle leçon de vie, par un des plus grands auteurs américains du XXème siècle.
Un grand merci, aussi, aux très belles éditions Phébus/Libretto (j'en parle chaque fois mais je n'y ai aucune action...! C'est seulement que leur travail est parfait.) pour la nouvelle traduction de ce texte, fidèle et très réussie, qui parachève leur réédition quasi complète de l'oeuvre de Jack London en trente-neuf volumes petits volumes fort agréables et pas trop onéreux.
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