le périple de BaldassareAmin Maalouf (né en 1949)
Académie Française
Vingt ans après je viens de relire ce magnifique roman, une aventure des temps anciens et je n'imaginais pas en le relisant que j'allais découvrir un passage qui en l'an 2000 ne m'avait en aucune façon interpelé. À la page 437 de l'édition « Poche », je lis avec stupéfaction : « Tout au long de cette maudite journée du 11 septembre 1666 selon le calendrier grégorien, je n'avais cessé de songer à cette prophétie de malheur…Je n'irai pas jusqu'à dire que nous attendions d'une minute à l'autre cet immense fracas d'un monde qui se déchire…De ma chambre je pouvais observer la progression des flammes et entendre les hurlements… » Cela ne vous rappelle pas quelque chose ? Les Tours Jumelles anéanties le 11 septembre 2001 ? Ici il s'agit du grand incendie de Londres. Sans parler des 666 de l'année du diable !
le narrateur de cette histoire sous forme de journal de voyage s'appelle Baldassare Embriaco. Il est chrétien originaire de Gênes, négociant en curiosités à Gibelet, une seigneurie autrefois appelé Byblos (et aujourd'hui J'baïl), faisant partie du comté de Tripoli, aujourd'hui ville du Liban située au nord de Beyrouth. Baldassare est descendant de croisés italiens qui en 1104 conquièrent avec le comte Bertrand la région et firent souche. Certes chrétien mais pas d'une grande piété, Baldassare est néanmoins un homme honnête.
Nous sommes en 1665 et jusqu'à ce jour, il a toujours vécu dans la sérénité. Son commerce est prospère et sa fortune s'amoncèle un peu plus chaque saison. Il a connu le mariage à 19 ans, un mariage de raison, arrangé par les familles, qui le fit souffrir jusqu'à la mort d'Elvira sa femme. Il a toujours l'espoir à 40 ans de connaître un mariage d'amour. Mais malheureusement l'année de la Bête, 1666, approche et une certaine effervescence règne dans le pays. Pourquoi 1666 serait la dernière année ? En chiffres romains, cette année s'écrit : MDCLXVI, ce qui signifie que tous les caractères numériques romains ont été utilisés une fois et selon une croyance, cela veut dire qu'après il n'y aurait rien.
Baldassare se souvient d'un événement qui l'avait intrigué. C'était en 1648. Il avait alors 23 ans. Il avait reçu un client étrange, un pèlerin de Moscovie qui lui apportait un livre annonçant l'apocalypse et l'apparition de l'antéchrist pour 1666 ! le moscovite voulait savoir si la boutique ne recèlerait pas quelques ouvrages évoquant cette échéance et notamment le livre de Mazandarani intitulé le Centième Nom. Les exégètes du Coran ont relevé 99 noms pour désigner Allah, mais un centième nom existerait qui serait caché dans un livre sacré. Baldassare a toujours pensé que l'existence de ce livre était une légende et naturellement il ne l'a pas en boutique. le pèlerin repartit mécontent et Baldassare ne le revit jamais. Mais l'histoire du Centième nom était entré, tel le ver dans le fruit, dans la tête de Baldassare et n'allait plus en sortir.
Nous sommes donc en 1665 et un beau matin, le vieil Idriss, un proche voisin, sentant sa fin prochaine vient offrir à Baldassare un livre qu'il chérit particulièrement. Baldassare constate avec stupéfaction qu'il s'agit de l'ouvrage de Mazandarani. Par un jeu de circonstances curieuses que je ne révèle pas, il se voit dépossédé de ce joyau unique par le chevalier de Marmontel émissaire de la cour de France, contre une belle somme d'argent. Quand il a recouvré ses esprits, Baldassare réalise l'erreur irrémissible qu'il a commise et va tout abandonner pour se lancer à la poursuite de ce livre qui est censé apporter le salut à un monde désemparé à la veille de l'année de la Bête.
Baldassare décide alors de retrouver ce livre et part avec ses deux neveux et son commis et une dizaine de mulets pour la charge et les provisions sans oublier quelques outres de malvoisie, ce doux vin grec qu'adore Baldassare. Sa soeur et son second commis garderont la boutique. Direction : Constantinople située à 40 jours de marche de Tripoli.
À quelques temps de là la caravane est rejointe dans des conditions rocambolesques par le belle Marta, la jeune « veuve » au doux parfum dont le mari s'est enfui avec son immense dot. Rapidement ce parfum fait tourner la tête à Baldassare qui s'écrie secrètement dans la nuit: « La présence d'une femme est parfois un tel supplice ! »
Baldassare est un homme d'une grande ouverture d'esprit et son tempérament généreux lui fait faire des rencontres étonnantes, musulmans, juifs et chrétiens comme lui…etc. Celle de Maïmoun est particulièrement belle ; ce Juif prétend être à la recherche de bijouterie et de pierres précieuses et rêve d'aller un jour à Amsterdam. Il explique à Baldassare qu'elle est la seule ville au monde où un homme peut dire « je suis juif » sans craindre pour sa vie, ses biens ou sa dignité. Baldassare, magnanime et plein d'espoir lui répond qu'un jour si Dieu le veut, la terre entière sera Amsterdam. Maïmoun lui répond alors : « c'est ton coeur pur qui t'inspire ces paroles. le bourdonnement du monde dit autre chose, tout autre chose… »
Après 69 jours et la rencontre de la peste à Konya, le Bosphore est en vue.
Enfin Constantinople, et Marta va pouvoir se mettre en quête d'informations concernant son mari qui a disparu ou aurait été exécuté, et Baldassare partir à la recherche du chevalier de Marmontel pour récupérer le Centième Nom.
Rien ne se passe comme prévu et plusieurs fois nos amis se font rançonner ou abuser par des malandrins. Les démarches pour attester que Marta est veuve n'aboutissent pas et la troupe prend la direction de Smyrne où la trace de l'époux aurait été repérée. C'est aussi à Smyrne que Baldassare entend parler d'un faux Messie juif, une certain Sabbataï Tsevi, annonciateur et prêcheur de l'Apocalypse.
D'aventures en aventures, Baldassare apprend que le mari de Marta serait à l'île de Chio et bien vivant. Comment annoncer la nouvelle à Marta ? le mauvais sort s'acharne contre Baldassare qui par ailleurs par amour fait preuve d'une certaine imprudence et se retrouve en peu de temps à fond de cale sur une nave en partance pour Gênes, le berceau de ses aïeux.
Rongé de remords, Baldassare dans un moment de méditation dépressive, songe qu'il aurait voulu que tout cela n'eût point existé, être assis dans son magasin de Gibelet, une boisson fraiche à la main, n'avoir jamais songé à entreprendre ce voyage, n'avoir jamais rencontré Marta, la femme dont il a fait le malheur et qui a fait le sien, n'avoir jamais entendu parler du Centième Nom. Perdues les traces de Marta, de son commis et de ses neveux !
C'est à Gênes que Baldassare entend parler de la possibilité de retrouver le livre de Mazandarani à Londres. À la suite de manigances intéressées de la part de son nouvel ami Gregorio, Baldassare trouve vite une nave pour Londres, via Minorque aux Baléares, Tanger, Lisbonne.
Baldassare doit fuir le terrible incendie, une ordalie croit-on dans le peuple, qui ravage Londres durant cinq jours en septembre 1666, en compagnie de Bess, une rousse capiteuse, tavernière compréhensive, une amante en qui Baldassare voit un champ de fleurs, et ses doigts à lui et ses lèvres tels un essaim d'abeilles. Comme le pense Baldassare il y a des bras de femmes qui sont des lieux d'exil, et d'autres qui sont la terre natale. « Ce que la présence de cette femme a apaisé en moi, ce n'est pas la soif charnelle d'un voyageur, c'est ma détresse originelle. Je suis né étranger, j'ai vécu étranger, et je mourrai plus étranger encore.
Et le livre du Centième nom dans tout cela ? Il lui réserve bien des surprises quand il le découvre enfin après une longanime quête, et surtout quand il l'ouvre.
La suite est une folle épopée en rejoignant Calais, puis Paris et Nice avant de retrouver un temps Gênes. Retour à Chio à la recherche désespérée de Marta.
Dans quelles conditions Baldassare rejoindra-t-il Gênes, le berceau de ses ancêtres, ville dans laquelle il a choisi de s'établir ? Nous sommes le 31 décembre 1666 et la fin du monde n'est toujours pas survenue…
Un très beau roman d'
Amin Maalouf, avec un personnage hors norme qui pour donner un sens à sa vie s'est lancé dans la quête d'un livre rare et peut-être unique, et a connu constamment la peur de l ‘Apocalypse, la tromperie des faux amis, et la désillusion dans l'amour.