L'amour humain.
Andreï Makine
Deux instructeurs russes dont le narrateur sont retenus prisonniers au fond d'une case en Angola. Nous sommes au début des années 60 qui précédent l'indépendance à laquelle le pays accède en 1975 après des années de guerre coloniale et de guerre civile. Par une ouverture, ils assistent au viol d'une zaïroise qui cache des diamants dans sa bouche. Au fond de la case, un révolutionnaire angolais gît à demi-mort : c'est Elias le héros de ce récit sans concession évoquant en toile de fond la politique africaine cynique des puissances mondiales. Elias, comateux, murmure le prénom d'Anna et de la ville de Sarma située au fin fond de la Sibérie, la ville de son amour inoubliable… Anna qu'il rencontra au hasard d'une conférence sur le développement durable en Afrique et qu'il aima…
En toile de fond également le visage de cette Afrique qui dans les dernières années du XX e siècle est la proie des dictateurs sanguinaires et jouisseurs, avides de compromissions et de bassesses, de petits fours , de champagne et de femmes blanches : « Ce délirant écheveau des affaires du monde, l'énergie de milliers d'hommes qui affrontent, complotent, vendent des richesses incalculables, entassent des milliards sur des comptes secrets, courtisent leurs adversaires et s'entredévorent avec leurs alliés, entrainent leurs pays dans de longues années de guerre, affament des régions entières, payent des légions de plumitifs qui acclament leur politique, toute cette démente mécanique planétaire se concentre, ce soir, dans le corps charnu d'une femme blonde qu'un homme noir en sueur voudrait posséder. »
Et le racisme sous tous ses aspects rythme le récit en un monde où il est préférable de se réclamer métis, un monde où l'on vit dans l'angoisse permanente de ne pas perdre son rang, de ne pas s'abaisser jusqu'au nègre, d'être plus blanc que blanc !
Et plus tard le narrateur pensant à Elias songe qu'en fait quelques années suffisent pour transformer un être vivant en un fantôme qui hante de moins en moins les mémoires : un jeune nègre qui a naïvement lutté pour un monde meilleur, a aimé sans succès, disparu sans bruit. Sans illusion : « le sens de l'Histoire, les causes des guerres et des paix, la morale universelle, tout cela n'a jamais aidé l'humanité à éviter qu'une botte fracasse la clavicule d'une femme et que les enfants apprennent à tuer…Au lieu de l'Histoire, j'ai vu alors des soldats qui empoignaient une femme postée à quatre pattes qu'ils venaient de violer et de tuer. »
le sens de l'Histoire est une folie meurtrière : « Par delà le délire bouffon des coïncidences, des millions d'hommes jetés les uns contre les autres au nom d'une haine qui paraitra stupide le lendemain, quand ces hommes seront vidés de leur sang. Il faudra alors inventer une autre haine et la vêtir d'oripeaux humanistes ou messianiques, la conforter par le bruit des chenilles sur le macadam des villes en ruine, par le feu des canons tirant sur les désarmés… »
Au terme de cette longue méditation, le narrateur constate avec perplexité qu'à aucun moment n'apparaît l'amour, un amour tout simple avec sa folle générosité, son esprit de sacrifice… »
Un roman où l'amour a bien du mal à se frayer un chemin ; et pourtant c'est bien l'amour qui devrait rendre au monde sa gravité sans laquelle nous ne serions que des insectes pressés de jouir, de mordre, de mourir… Et Elias de se demander si après la victoire de la révolution les gens vont s'aimer autrement !
Avec des mots simples et un style somptueux, chaque mot à sa juste place,
Andreï Makine nous offre là un roman déroutant, sombre et pessimiste qui montre ce qui conduit le monde dans toute son horreur à l'affrontement, la possession des femmes, de l'argent, du pouvoir. L'amour dans tout cela reste un fantasme, un empyrée, un monde imaginaire, un électuaire possible. Anna, la rencontre de toute une vie.
Un très beau roman.