« Ne dites jamais, avec reproche : ce n'est plus. Mais dites toujours, avec gratitude : ce fut. »
Après avoir lu plusieurs billets d'un auteur dont j'ai déjà pu apprécier la plume, j'ai choisi de lire un récit très court de moins de 200 pages, «
L'ancien calendrier d'un amour ».
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Nous sommes en France, de nos jours.
Le narrateur suit les allées d'un cimetière, lisant les inscriptions sur les plaques mortuaires. C'est une belle journée d'automne auréolée par l'éclat du soleil et le bleu de l'océan.
A la sortie, il engage la conversation avec un vieil homme qui fume un cigare assis sur un banc. L'homme, Valdas Bataeff, n'est venu se recueillir sur aucune tombe. S'il est là, assis, face à la mer, c'est parce que cet endroit paisible au-dessus de la mer lui rappelle celle qu'il a aimée il y a bien longtemps maintenant.
L'homme semble plonger dans une sorte de rêverie, parlant tout seul à un être évanescent porté par le mistral. Puis se rendant compte de la présence de l'homme près de lui, il lui raconte sa vie.
« le cimetière, perché au-dessus de la mer, donne l'illusion de basculer dans un ailleurs autrefois entrevu, bien loin de ce qui se passe en bas, dans la ville. »
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L'histoire débute en 1913 alors que Valdas est un adolescent de quinze ans. Issu d'une famille aristocratique de Saint-Pétersbourg et en vacances en Crimée sur les bords de la Mer Noire, il prend conscience peu à peu du monde artificiel et hypocrite qui l'entoure, du théâtre des faux-semblants des soirées organisées par sa belle-mère, de la vie insouciante et protégée qu'est la sienne.
Une nuit, échappant à la vigilance de ses parents qui reçoivent des artistes et des notables influents, il se dirige vers le village et le bord de mer. Là, sur la grève, pris au milieu d'échauffourées entre contrebandiers de tabac et gendarmes, il va heurter un corps, celui d'une jeune femme,
Taïa, qui va déployer sa cape au-dessus de leurs deux corps pour les dissimuler.
Puis, la femme disparaît, s'effaçant dans l'obscurité de la nuit.
Ce passage est magnifique, d'une exquise sensualité.
De cette rencontre, de cette étreinte avec le corps de cette femme, du souffle de
Taïa caressant son visage, on ressent toute la douceur et la turbulence de ce premier émoi, de cet amour qui s'éveille, d'un amour rare qui effacera toutes les autres femmes.
« Il passa une minute sans bouger, comme si ce qu'il venait de vivre avait pu durer sans fin : ces lèvres effleurant son visage, le poids tendre des seins, une étreinte où il n'y avait rien de passionnel et qui pourtant avait exprimé tous ses rêves d'amour.
Il s'en alla en somnambule, se trompant de route, piétinant dans les couches d'écailles de poisson le long de l'ancienne fumerie, et arriva à l'Alizé par une voie jamais empruntée, comme dans une maison inhabitée. »
Tout les oppose, l'âge, le statut social, l'instruction. Mais Valdas est à un moment charnière de sa vie où il discerne la vanité et le mensonge de son monde régi par l'argent, les relations et le pouvoir. Il est à un âge où il se demande si le bonheur est dans la richesse et l'oisiveté.
Cet été là marquera la fin de l'insouciance de l'enfance, Valdas ne le sait pas encore mais son destin va être aspiré dans le vortex de l'Histoire en marche, la seconde guerre mondiale, la révolution bolchévique, la Russie stalinienne, …
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« Ils se sentirent séparés des autres. Un crépuscule calme. Un silence approfondi par le bruissement de la mer. Et leur présence, infiniment étrangère à ce monde. »
L'amour que vont se porter
Taïa et Valdas est comme un asile qui les isole de l'horreur et de l'absurdité de la guerre. Les deux personnages vont vivre leur amour loin des tourments du monde extérieur.
Dans cette brèche temporelle entre les deux calendriers, celui de la Russie des Tsars et celui de la Révolution, ils jouissent de l'instant présent et échappent au théâtre de la guerre.
Une brèche qui ne se refermera pas entièrement et dans lequel Valdas aime se réfugier.
« Leur temps faisant une escale, entre deux calendriers. À l'orée d'une fugace éternité… »
J'ai eu l'impression que le cours du temps se divisait en deux branches, celle de l'ancien calendrier, un temps ralenti, presque arrêté, replié sur lui-même ; et un autre suivant le nouveau calendrier, un temps précipité et forcé, comme un rouleau compresseur qui balaierait et écraserait tout sur son passage.
« Il se souvenait vaguement d'une avancée de deux semaines qu'en 1918, les Rouges avaient imposée à la chronologie, passant du calendrier julien au calendrier grégorien, pour renouer avec « le temps dans lequel vivaient les pays civilisés », selon
Lénine. Ce temps « civilisé », pensait Valdas, n'avait pas empêché tous ces beaux pays, fiers de leur culture, de s'entretuer pendant cinq interminables années… »
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Taïa m'est apparue comme le personnage clé de ce récit. Elle est à la fois forte et fragile, rejetée comme une paria et généreuse dans ce qu'elle apporte aux autres.
Elle traverse tout le roman, présente au côté de Valdas dans ses pensées, dans ses souvenirs, dans son coeur, « par l'insondable abîme du temps ». Elle ne le quitte pas.
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J'aime beaucoup l'écriture d'Antreï
Makine, à la fois poétique, tendre et introspective.
L'auteur a ce talent rare d'exprimer en peu de mots les émotions brutes dans un décor historique qui brasse plusieurs époques de la Russie impériale à aujourd'hui. On découvre les drames et les guerres qui ont marqué la vie de Valdas.
« … au coeur d'une autre guerre, il ferait la connaissance d'un prêtre qu'un jour, il entendrait s'exclamer : « Peut-il y avoir une chose plus horrible qu'une guerre ? »
Après une seconde de réflexion, Valdas lui répondrait : « Oui, une guerre civile. » »
En entremêlant passé et présent, le roman explore avec beaucoup de sensibilité et une douce mélancolie, les thèmes de l'amour et du deuil, du désir et de la perte, de la mémoire et de l'oubli, de l'identité et de l'exil.
Il est aussi question du temps qui passe et de la quête de sens. Des souvenirs de moments simples et fugaces comme une journée éclatante d'automne, un bord de mer, le bruit des vagues, la chaleur du soleil, ou encore un champ de blé.
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Encore une fois, j'ai aimé le récit d'
Andreï Makine, cette parenthèse amoureuse sur fond de guerres et de drames. La prose de l'auteur est magnifique, fine et puissante, élégante et poétique.
Un très beau moment de lecture.
A découvrir.
« Dans leur ancien calendrier, elle l'attendrait tant qu'il aurait la force de vivre, avec le souvenir du champ des derniers épis. »
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Un grand merci à Isidore (@Isidoreinthedark) qui m'a donné envie de renouer avec ce grand écrivain.
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