Que veux-tu, philosopha-t-il, dans notre monde c’est souvent « à chacun sa misère ». D’après toi, combien de Français savent que dans les années vingt notre Baron Fou a fait ébouillanter ou jeter dans les chaudières des locomotives des milliers d’hommes et de femmes ? Les guerres sont sales, et les victoires aussi.
Lui aussi avait une vie. Encore un peu, le soir, de temps en temps. Entre deux cauchemars.
Ne pleure pas, la consola le vieux nomade. De cette souffrance naîtra un bonheur qu'il vous faudra apprendre à partager.
Il savait par expérience et par goût de l'adrénaline que la première heure sur une scène de crime était déterminante. Il n'aimait pas trop ne pas y être, même s'il avait toute confiance en l'inspecteur Oyun qu'il avait laissée en charge.
Quand tu seras là bas, offre lui un berceau décent. Fais tapisser le fond de vert pour qu'elle y repose comme sur la terre de la steppe, et l'intérieur du couvercle d'un tissu bleu comme le ciel sur la plaine. Et tu feras aussi coller sept petites boules de coton blanc sur le tissu bleu du ciel, au dessus de sa tête, pour que les sept divinités de la grande ourse portent bonheur à son âme pendant son voyage. N'oublie pas : tu l'as arrachée à la terre, la tradition exige que tu la conduises au ciel.
Les rêves sont un langage. Ils ne sont ni divinatoires ni prémonitoires. Ils ne font qu'essayer de te dire ce que tu n'oses encore t'avouer. Tout ce qui fait ton rêve est déjà en toi. il est fait de détails enfouis, d'intuitions fugaces, de déductions refoulées, qu'il te restitue dans une logique autre que celle de ta pensée.
C'est l'eau qui nous tient la tête hors de l'eau mon garçon, n'oublie jamais ça, et celle dans laquelle on se noie est la même que celle qui nous porte quand on nage.
On n'apprend pas seul, et l'adversaire aussi est un partenaire. Sa force fait la nôtre, cette force qui détruit ce que la colère ne fait qu'emporter.
- Oh là là non, mon gars, compte pas sur moi : en matière d'emmerdes, chacun sa mère !
Yeruldelgger apprécia chaque seconde de cette longue chevauchée dans les espaces sauvages du Khentii. La montagne avait été façonnée en longues ravines par mille rivières disparues. La piste sinueuse cherchait les passes et les failles pour aller d'un vallon à l'autre. Déjà la taïga creusait de vastes clairières fleuries dans l'ombre sombre des forêts de pins et de mélèzes. De temps en temps, ils apercevaient une yourte blanche posée en pleine nature. Une femme en deel de satin bleu qui s'occupait des moutons, un homme immobile à cheval et sa longue urga horizontale sous le bras qui les regardait passer, des enfants tannés au soleil froid qui couraient après un chien jaune à la queue basse. Ou bien ils croisaient sur une moto un homme en habits traditionnels casqué de cuir comme un pionnier de l'aviation. A chaque fois Yeruldelgger faisait un détour pour les saluer, prendre quelques nouvelles et demander son chemin. L'homme relevait ses lunettes d'aviateur et leur répondait dans un murmure, le visage strié par les vents et le sable, puis repartait en riant quand sa moto dérapait de l'arrière dans une ornière. Les gamins silencieux se figeaient dans leur jeu sans oser sourire, et la femme rentrait sous sa yourte pour chercher le lait et bénir leur route quand ils étaient déjà partis. Dans tout le chaos qu'étaient sa vie et son pays, Yeruldelgger trouvait dans ces instants suspendus des bonheurs infinis qui distendaient son coeur d'une fière émotion.