Après ma lecture, je reste stupéfait par la dernière phrase de la critique des Nouvelles Littéraires que l'on peut lire sur la quatrième de couverture : « Pour les petits et pour les grands ». Fichtre, pour les petits, quel âge s'il vous plaît ? On va me répliquer que les petits liront ce texte à leur niveau. Je ne crois pas que, dans ce texte, il y ait un niveau pour les petits, ni pour les enfants en général. L'enchainement des situations les perturbera et vite les ennuiera. La structure aussi.
A mon sens, malgré la forme, voilà un roman pour adultes, et rien que pour adultes. Il ne peut sur ce point y avoir de méprise.
Un mot sur la forme, car elle est importante.
Myrielle Marc met en scène une petite fille d'une dizaine d'années et choisit d'écrire à la première personne du singulier. le texte est le journal intime daté (jour et année) de cette petite fille. le défi littéraire est d'abord de rendre ce texte proche de l'écriture de cette enfant, écriture évidemment proche de son langage parlé. C'est difficile à faire, mais parfaitement réussi. Il y a dans la construction grammaticale et l'enchainement des phrases une variété voulue d'erreurs et d'illogismes, le tout bourré d'anacoluthes, qui donnent le ton de l'enfant, qui renseignent sur sa manière de penser et de raisonner, et qui permet au lecteur d'entrer dans sa tête.
Bon, mais que dit-elle, cette enfant ? Elle nous parle de ses affaires d'enfants, en particulier de sa grande aventure avec quelques camarades, celle de l'Empire, un empire imaginaire et magique, dans la campagne qui jouxte le village (ou la petite ville ?). L'Empire a ses règles, ses cérémonies, son château (en ruine) et ses clans qui se font une guerre plus rituelle que réelle (mais comportant quand même quelques sévices désagréables comme d'être jeté dans un champ d'ortie ou dans le lac). Il y a aussi l'école bien sûr (CM2 d'abord et début collège ensuite) et les relations avec le maître (puis les profs) et les autres élèves (dont beaucoup de « sauvages » qui sont les élèves n'appartenant pas à l'Empire) et puis il y a aussi le cercle étroit de la famille (sa mère, sa soeur ainée et son frère jumeau Pascal). Pas de père.
Outre l'univers rural propre à
Myrielle Marc, fait de sous-bois, de champs et de chemin creux, que l'on retrouve dans la plupart de ses romans, deux autres noeuds s'agitent souterrainement dans le journal de la petite fille, deux noeuds dissimulés qui ne se dénouent que tardivement, dont l'un à la toute fin du roman.
Le premier noeud est l'absence du père. Cette absence revient sous la forme de phrases assez courtes, plutôt rares, mais tenaces. La petite fille évoque l'absent. Celui-ci est au Mexique et travaille dans l'orchidée (il en rapportera à son retour, c'est sûr). Il faut être attentif, car cette évocation prend en apparence peu de place dans sa petite vie tumultueuse d'enfant où dominent l'empire, l'école et le petit cercle familial.
Ce n'est que plus tard qu'on apprend que le père en réalité est mort. le fait éclate définitivement quand sa mère se remarie avec un homme qu'on devine gentil, mais que la petite fille prend vite en grippe et nomme le Hibou. Cet intrus, preuve vivante que le père est mort, n'est pas supportable.
Nous touchons là un grand thème, un classique devrais-je dire, chez
Myrielle Marc. L'absence ou la mort du père. Cruelle absence qui revient sous une forme ou sous une autre dans d'autres de ses romans comme
Les portes de Louviers ou
le Maudit.
Ceci m'a rappelé une phrase admirable lue dans
Les Portes de Louviers (cf ma critique) :
« Combien de temps ça met à crever, cette partie du coeur d'un enfant qui vivait de sa confiance en son père ? Deux jours ? Trois mois ? Dix ans ? Est-ce que ça saigne ? Est-ce que ça crie ? Est-ce que ça se débat ? Est-ce que ça vend chèrement sa peau ? Ou bien est-ce que ça se racornit en silence, doucement, poliment, sans déranger les gens ? »
Eh bien, chez cette petite fille, ça saigne, ça crie, ça se débat, ça vend chèrement sa peau.
Elle s'est imaginée avec un fol espoir que son père allait revenir les bras chargés d'orchidées, elle s'est forcée (en se faisant violence) à y croire, et finalement il était mort. On comprend la violence qu'elle s'inflige et qui l'anime, car elle est violente, très violente (avec son couteau). Parfois une véritable furie qui rentre dans le lard des garçons, car son univers est surtout celui des garçons, celui de l'Empire. Les filles, c'est sa soeur ainée (une midinette qu'elle méprise).
Le second noeud est terrifiant. Je l'ai reçu en pleine poire vers la fin du roman, car je ne l'avais pas vu venir. Avais-je été inattentif ? Je ne crois pas pourtant. Son frère jumeau Pascal meurt lui aussi. Mais quand ? Rien au cours d'une première lecture ne nous l'annonce. On le découvre tout soudain avec stupeur quand la petite fille rapporte des commérages qu'elle surprend.
Cependant, en consultant les dates, je me suis aperçu d'un trou : pas de journal entre décembre 57 et le 4 avril 58. Puis, une petite phrase le 14 mai 58, parlant de sa tante « Elle est venue, à Noël, pour l'enterrement ». Voilà, il est mort Pascal, à Noël. On n'en saura pas plus. Sinon que, parfois, la mère pleure sans qu'on nous en dise la raison.
Il n'y a pas plus dans le texte que ce qu'on observe chez les enfants après la mort d'un membre de la famille. La vie reprend, on ne voit rien chez eux, on croit qu'ils ont surmonté le drame, mais la souffrance est là, et bien là, cachée. Avec ses effets destructeurs. Première avec une moyenne de 18,46 au premier trimestre, la voilà à 5,25 au second. Avec sa rage, sa violence redoublée.
En ce sens, et c'est la grande réussite de ce roman, le journal intime reproduit parfaitement la manière sournoise, peu visible, dont les drames s'inscrivent dans le quotidien des enfants. du souterrain, de l'immergé, qui affleure rarement et brièvement à leur conscience. Et, parfois, par des pensées subites, incongrues, mais révélatrices, comme (par exemple) quand, en visite à l'hôpital pour voir sa grand-mère, elle est impressionnée par une dame qui pleure, ce qui lui fait écrire le soir dans son journal : « On a vu une dame qui pleurait dans le grand hall, ça c'est triste, peut-être que son père était mort ».
Voilà, tout est là chez
Myrielle Marc, des petites touches discrètes révélant les plaies profondes qui saignent à l'intérieur. Et je me demande ce qu'a vécu cette auteure pour écrire des choses pareilles avec une telle acuité. D'autant plus qu'on ne peut pas ne pas remarquer que sa petite héroïne a l'âge de l'écrivaine en 56/57 (puisqu'elle est née en 46).
Encore une fois, je crois l'avoir déjà écrit (ou quelque chose du même genre), si on lit
Myrielle Marc comme on avale à la va-vite son repas du soir avant d'aller se coucher, on passe à côté de l'oeuvre.
« Pour les petits et pour les grands », c'te bonne blague !