ULTRA-MODERNE SOLITUDE.
Ouvrage lu dans le cadre du Prix du Meilleur Roman Points 2018.
"Je" - on ne connaîtra jamais le nom ni le prénom du narrateur omniscient - est comptable. "Je" avoue d'ailleurs : «Je compte donc je suis», un monde que "Je" «peux contrôler». "Je" porte sans cesse une écharpe qui lui barre le bas du visage et le cou. "Je" aime les Beatles, il en connait le moindre titre, bien mieux que la plupart des fans. "Je" a la quarantaine finissante dans ce Paris aux couleurs bistres et légèrement blafardes des films d'auteur du début des années 80 bien que la trame se déroule en 1988 (les "kodakettes" et les lumières crues, bariolées et agressives de l'époque auraient pu être de mise mais le narrateur le précise, même s'il ne s'agit alors que de musique : «je ne suis pas fan des années 80». Le parti pris d'ambiance de l'auteur est, reconnaissons-le, judicieux). "Je" a une vie parfaitement bien réglée, essentiellement solitaire, pas bien éloignée d'une certaine forme atténuée de misanthropie (malgré ses dénégations), n'était que tout, de ce qui l'environne, le laisse dans une espèce d'état d'indifférence amusée et qu'il aime réellement sa solitude sans pour autant détester franchement ses semblables. "Je" a, malgré tout, trois amis - à sa manière -, qu'il retrouve chaque soir dans le même bistrot, à l'exception des dimanches qui est le jour de fermeture de l'établissement : Lisa (la serveuse), Sam et Thomas. "Je" est secrètement amoureux de Lisa, mais il ne lui viendrait jamais à l'esprit de lui en rien avouer. D'ailleurs, "Je" et ses trois comparses forment une manière de couple à quatre (c'est toujours le narrateur qui l'affirme). Un couple sans sexualité ni réel désir, sans tendresse démonstrative et sans plaisir autre que celui de se retrouver soir après soir pour taper la belote, parler de choses et d'autres, distantes, rarement intimes et sans affects apparent. Une amitié au rabais mais qui semble parfaitement convenir à notre homme à l'écharpe. Sam est le plus jeune, il parle peu et fume beaucoup. Thomas a dépassé la soixantaine, il écrit un roman dont personne ne saura rien de concret, depuis un stupide accident, il est convaincu d'avoir eu deux enfants qui n'ont pourtant jamais existé et il reçoit depuis peu de bizarres lettres de sa mère pourtant décédée depuis plusieurs années. Dans les premières pages de cet étonnant roman de Gilles Marchand, Une bouche sans personne, le lecteur se fait l'effet de nager en plein cette "ultra-moderne solitude" chantée en cette même année 88 par Alain Souchon...
Un soir cependant... Un geste maladroit, le mouvement pourtant mille fois répété du morceau de tissu protecteur que l'on abaisse d'un rien pour avaler la boisson qui ne s'est pas déroulé comme à l'accoutumée, un peu de café qui s'écoule de la tasse commandée à Lisa, l'obligation urgente de se nettoyer, d'éponger cette fameuse écharpe protectrice, et tout bascule de ce connu, de ce monde permanent de l'esquive - c'est encore "Je" qui emploi le terme - vers un autre, de plus en plus instable, de plus en plus inconnu, mystérieux, fantasque, impossible et insoupçonné. Si, ce soir-là, il s'en faut de peu que ce que "Je" cache ne soit vu de tous, cela va toutefois lui permettre d'entamer une confession de type quasi psychanalytique avec ses amis d'abord, puis devant un parterre de plus en plus nombreux et invraisemblable de curieux. On va suivre, dans un déroulé dénué de toute chronologie, l'histoire intime dans laquelle il est fortement question de son grand-père Pierre-Jean, de tournées de commerce originales, de moult cigarettes (une répétition interminable de "premières cigarettes") et de ce moment vers lequel tout semble devoir tendre, mais qui semble impossible à dire... Pour s'achever cependant dans son petit appartement, entouré de ses trois seuls amis à l'issue d'un simulacre d'ordalie onirique et surréaliste ou d'un rituel fantasmagoriquement initiatique qui emmène les quatre compagnons du rez-de-chaussé de l'immeuble où vit "Je", débordant de poubelles s'accumulant depuis le début du récit jusqu'à l'antre des souvenirs enfouis.
Débutant comme une critique acide de cette modernité en marche des années 80, de la solitude des êtres dans la foule des villes, de la grisaille quotidienne, des gens que l'on croise tous les jours sans réellement les voir, qui évitent votre regard à l'instar de la petite dame au chien sans cesse désobéissant, s'amusant d'une ironie douce de ce monde des répétitions rituelles et insensées - cette brave boulangère qui parle au futur immédiat et qui se fait météorologue de l'instant ; la fameuse machine à café ou les pots de départ au bureau -, des amitiés plus ou moins factices, qui manquent en tout cas de la plus évidente profondeur intime mais qui se perpétuent par la force de l'habitude et du plaisir sans investissement, du travail de bureau asservissant et sans enjeu ou intérêt autre que purement factices, etc, après avoir abordé toutes ces thématiques, avec finesse mais sans prendre vraiment le temps de l'approfondissement, le texte sombre rapidement dans une manière d'étrange rêve éveillé, se révélant au lecteur par l'évitement perpétuel de la morne réalité via un imaginaire décalé, chimérique, flirtant sans cesse entre songe et réalité, cela, dès lors qu'arrive l'épisode de l'écharpe (c'est à dire très, très tôt dans le roman).
Ainsi rédigé, admettons qu'il y avait place à un livre peut-être dérangeant ou encore d'une poésie originale et envoûtante, d'autant que Gilles Marchand se place très vite - à la manière d'un jeu de clés qu'il confie ou d'un jeu de piste auquel il nous convie, c'est selon, et qu'il concède élégamment à son lecteur. À moins que cela ne l'étouffe ? Ou qu'il ne lui fasse pas assez confiance ? - sous les auspices de L'arrache-cœur de Boris Vian, dont on retrouve un ersatz de l'imaginaire débridé, des images surréalistes mais un rien éculées, ainsi que sous ceux d'Italo Calvino - dont le narrateur ne cite aucun titre précis mais l'on songe inévitablement à sa trilogie (impossible d'y voir un hasard) intitulée habituellement "Les Ancêtres" (le grand-père ? les parents ?) et qui compte, pour mémoire, les trois titres suivant : le Baron perché, le Vicomte pourfendu et le chevalier inexistant. En détaillant, on pourrait assez aisément en retrouver des références, des résonances, des mises en abîmes précises dans l'ouvrage.
Bien entendu, le livre est sans cesse traversé, tant comme point de référence que comme prolongement, par le grand roman italien du triestin Italo Svevo, La Conscience de Zeno, lequel était l'ouvrage préféré, pour ne pas dire le seul bouquin possédé et lu par son grand-père, que le narrateur se décide à découvrir, enfin, en notre compagnie. Les points communs sont sans doute encore plus innombrables qu'avec les quatre titres précédemment mentionnés : la cigarette, la mort du père, la psychanalyse, l'amante (ici, seulement rêvée, en la personne de Lisa), cette étrange association entre un grand père et son petit fils (contrairement au roman de Svevo, elle n'est que superficiellement commerciale, mais ne reprochons pas à Gilles Marchand de ne pas faire un parfait copier-coller), il y a même ce préambule de Zéno dans lequel il tente de retrouver les souvenirs de son enfance, ce qui est rien moins que l'essentiel de l'objet de Une bouche sans Personne. N'oublions pas non plus le rappel incessant à ce film étonnant, monument de la SF américaine des années 50, dans lequel un homme étrangement, presqu'insupportablement, courtois, prévenant, bon est poursuivit par son double maléfique et meurtrier, tout cela se déroulant sur "La Planète interdite" en compagnie d'une bande de sauveteurs terriens (certes, rien de moins "vintage" que cette oeuvre mais les thématiques qui y sont développées sont particulièrement intéressantes et intelligemment menées, malgré ce parfum d'ambiance particulièrement désuet fait de soucoupes volantes, de costumes haute couture et de robots impraticables). Ne comptons pas les innombrables références à tel ou tel titre des Beatles qui émaillent le texte. Il y a, pour terminer, la référence au poème de Jean Tardieu, qui, si on la connait, ôte toute forme de surprise à la conclusion vers laquelle on se dirige inexorablement, quoi qu'en empruntant des chemins bien tortueux et artificiels sous sa défroque d'une poésie habile mais guère originale et finalement poussive avec son accumulation de maraboutdeficelle narratifs ou d'accroissements excentriques répétitifs.
Tout cela est très intelligent et très cultivé, sans l'ombre d'un doute. Pour autant, très vite - c'est à dire dès que l'on a pigé les procédés narratifs de l'auteur, surprenant la première fois, amusant la seconde, déjà lassant la troisième, mais qui ne cesseront de se répéter tout au long d'Une bouche sans personne, amenant juste ce qu'il faut d'un absurde de bazar pour que cela ne soit pas exactement une succession de duplicatas parfaits, ad libitum mais aussi, malheureusement, ad nauseam - très vite, donc, la lecture devient poussive, pénible, sans grande aventure poétique réellement novatrice - le style n'est pas sans intérêt, et surtout, il est d'une lecture facile, charmante, mais il souffre seulement d'avoir été vu et revu, de ne laisser place à aucune véritable aspérité, de ne pas choquer, se contenant de surprendre agréablement avant de rapidement se rejouer d'une page, l'autre -, on songe qu'on est passé pas loin d'une véritable entourloupe - fort bien construite, assurément et non sans intelligence - trop bien calculée, trop bien calibrée pour être foncièrement honnête. L'auteur aurait-il eut lui-même l'ombre d'un doute quant à son ouvrage qui fait dire à son narrateur, au début du chapitre 17 :
«Le moment approche. Celui où je dois affronter mes démons. J'ai eu beau tourner autour du pot, je sens désormais leur souffle sur ma cicatrice et j'ai atteint un point de non-retour.» (Nous en sommes alors page 205, l'ouvrage en fait 257, il faudra attendre encore une trentaine de pages pour que l'ultime dénouement se décide à bien vouloir montrer le bout de son nez... Vous avez dit "tourner autour du pot" ?)
On s'en rend encore mieux compte en observant l'utilisation de ces lettres adressée au personnage de Thomas censées amener leur part de fantasmagorie, de fantastique pour ainsi dire, mais dont on se demande franchement le rôle ou l'intérêt véritable, sinon que de donner un peu de volume à cet ensemble hautement décevant, surfait, surjoué, prétentieux, derrière son semblant de modestie industrieuse.
Quant à la simple possibilité pour un enfant de trois ans d'avoir des souvenirs aussi précis quarante ans plus tard (avec ce côté "point Godwin" pas des plus heureux), furent-ils singulièrement atroces, après les avoir entretenus dans leur gangue de cauchemars des années durant, ce qui est plus réaliste, permettons-nous de douter. Achevons sur des personnages sans grand relief - sympathiques, mais dont nous n'apprendrons finalement pas grand chose et dont la psychologie est des plus floue. D'ailleurs, on comprend assez rapidement qu'ils sont surtout des faire-valoir plus que des acteurs du récit. Au bout du bout, un volume relativement court, à défaut d'avoir été passionnant, enrichissant, éclairant, que seule cette entame réjouissante, pleine de dérision et d'ironie nostalgique parfaitement bien vue sur le quotidien de nos époques modernes récentes sauve de l'ennui définitif et de la sensation d'avoir perdu son temps...
Désolé d'être à contre courant d'un grand nombre d'avis mais on n'est pas près de nous reprendre à lire cet auteur-là...
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