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Liberté, égalité, marginalité
Interview : Gilles Marchand à propos de Requiem pour une Apache

 

Article publié le 15/09/2020 par Nicolas Hecht

 

C'est dans les marges, dans la banalité sublime des antihéros, que Gilles Marchand trouve la matière de ses romans. Depuis ses premiers livres aux éditions Antidata et celles du Sonneur, il érige brique après brique une sorte de mémorial à ceux qui ont fait le pas de côté de trop, les déclassés, les losers et les boiteux. Requiem pour une Apache (éditions Aux Forges de Vulcain) ne fait pas exception : bienvenue chez Jésus et sa bande, dans cet hôtel un peu miteux, bientôt fermé au public pour devenir le QG d'une communauté de révoltés tous plus farfelus les uns que les autres. Des hommes et des femmes qui ont subi trop d'affronts, et qui veulent juste vivre en paix. A la tête de cette parade de freaks, Jolene, cheffe malgré elle, figure devenue presque christique dont le narrateur nous raconte la légende.

 

Quelques semaines après la parution de son roman, Gilles Marchand nous a invités chez lui pour évoquer ce livre mais aussi ses goûts littéraires et autres obsessions musicales. Dans cet appartement du 18e arrondissement de Paris, à deux pas de troquets remplis de Jolene, Jésus et les autres, on a arrêté le temps autour d'une bière, et de pas mal de passion pour les livres et l'écriture.

 

© Babelio

 

Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots des enjeux littéraires de ce dernier livre Requiem pour une apache ?

Je ne raisonne pas tellement en termes d’enjeux, j’ai une idée de livre au départ et j’essaie de faire en sorte que le livre publié ressemble le plus possible à celui que j’avais en tête. En laissant une place à la surprise et l’improvisation bien sûr. Je ne fais pas vraiment de plan, mais j’ai des idées directrices, et je pense que celui-ci ressemble pas mal à ce que j’avais envie d’écrire.

Mon objectif est de continuer à construire une œuvre qui soit cohérente, en faisant ce que je sais faire et en sortant quand même de ma zone de confort parfois. En lisant aussi des livres d’auteurs qui ont une écriture différente pour me confronter à d’autres styles. Je ne sais pas si ça constitue un enjeu, mais en tout cas c’est un moteur pour moi.
 

On sent que vous avez un attachement, presque une nostalgie pour les lieux comme les bars et les hôtels des années 1970-80. Requiem pour une Apache se passe dans un hôtel, quasiment en huis clos…

… les bars qui sentaient le tabac, la bière et la sueur. Oui j’ai un attachement pour les bars populaires, qui est lié à une raison assez simple : mon arrière-grand-mère était barmaid. Je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’atavisme. Et puis à Bordeaux j’ai pas mal joué avec des groupes de musique dans les caves des bars, et il suffit que je sente l’odeur de la pierre mélangée à celles du vin et de la bière, et j’ai tout de suite des souvenirs qui me reviennent en rafales. Ca fait partie de ces endroits où il y a un vrai nivellement social, et pas forcément par le bas – quoiqu’en fin de soirée parfois… (rires)
 

Et pourquoi situer l’action du livre dans le passé ? C’est une forme de mélancolie ou de nostalgie ?

En fait c’est un passé assez fantasmé, surtout parce que j’écoute beaucoup la musique de ces années-là. Et c’était une période de grande libération à plusieurs niveaux. J’ai un téléphone portable, et je n’ai aucun souci avec le fait de pouvoir aller sur Internet avec, mais c’est un objet que je ne trouve pas très littéraire, qui ne m’inspire pas beaucoup de poésie. J’aime bien faire évoluer mes personnages dans un monde sans portables – mais c’est peut-être un de mes prochains enjeux littéraires : me prouver qu’on peut aussi faire de belles histoires avec du wifi et des smartphones.
 

Dans ce nouveau livre, l’un des personnages se distingue clairement : c’est Jolene, qui prend la place de « cheffe » (malgré elle) de cette petite communauté de marginaux en révolte. C’était le premier personnage que vous aviez en tête pour cette histoire ?

Oui dès le départ, l’histoire que j’avais envie de raconter c’est celle de cette femme, qui est l’inverse d’une héroïne de ciné, une antistar qui ne parle pas très bien, pas spécialement sympa ni sexy ou féminine (au sens où on l’entend aujourd’hui)… et j’avais envie d’en faire une héroïne. C’est pour ça que j’ai créé un narrateur qui allait raconter cette femme, un musicien qui a connu une gloire très éphémère : Wild Elo. J’aime bien utiliser la première personne du singulier dans mes livres, mais je ne me sentais pas de raconter l’histoire d’une femme à la première personne. Je voulais raconter une légende, d’un point de vue forcément subjectif, et voir comment on faisait d’un petit événement, un grand événement en le racontant.

 


© Babelio
 

On retrouve donc des personnages qui sont pour la plupart marginaux : pourquoi cet attrait pour ce type de personnages ? Est-ce que c’est pour sublimer le réel ? Faire parler des personnes qu’on ne regarde pas ou qu’on écoute peu habituellement ?

J’aime beaucoup les personnages secondaires, les gens qui ne sont pas au premier rang sur les photos. Je ne sais pas si c'est une volonté sociale à moitié consciente, mais c’est ce qui m’intéresse. Et dans ce livre-là, c’est vrai que j’avais vraiment envie de mettre en scène uniquement des personnages secondaires. Captain America, par exemple, m’emmerde. Les gens qui ont tout pour eux font des beaux héros nationaux, de belles légendes. Mais si Achille est intéressant, c’est parce qu’il a un point faible. Alors s’ils ont dix ou vingt points faibles, on sent qu’ils peuvent s’écrouler à tout instant. C’est des Poulidor, quoi : on les aime parce qu’ils gagnent pas mais qu’ils sont pas loin, ils participent, se donnent à fond et ne font pas semblant.
 

Ces personnages entrent en lutte malgré eux à partir d’un événement anodin…

Je me suis posé la question : est-ce qu’il fallait que ce soit quelque chose de révoltant, ou simplement la millième goutte d’eau à leur tomber sur le front ? Je trouvais ça plus intéressant dans le deuxième cas. Alors j’ai beaucoup travaillé ce passage pour que ce soit réaliste, et que ça vienne de quelqu’un comme eux, pas d’un héros qui leur explique la vie mais de quelqu’un qui leur ressemble et devient l’élément déclencheur. Ils ne sont pas syndiqués, n’ont pas d’opinion politique, plus d’ambition, ils attendent et ne demandent rien…
 

Ca fait aussi écho à des luttes sociales récentes, chez les Gilets Jaunes par exemple…

Effectivement. Même si j’étais déjà dans le dernier tiers de l’écriture du livre au moment de l’apparition des Gilets Jaunes, j’y ai beaucoup pensé parce que dans les premières manifs on voyait que c’étaient beaucoup de gens qui n’avaient aucune expérience des manifs, justement. J’aime bien cette idée de révolte spontanée qui ne passe par aucun organisme canalisateur, et va être simplement l’expression d’une colère. On trouve cette colère en écho dans Requiem pour une Apache. Et la colère continue d’exister tant que la question qui l’a provoquée n’est pas réglée.
 

On retrouve une autre de vos obsessions dans ce livre : votre amour pour les Beatles…

Oui j’aime bien avoir un morceau-phare par roman. Dans Une bouche sans personne c’est "While My Guitar Gently Weeps", dans Un funambule sur le sable c’est "God Only Knows" des Beach Boys, et là c’est évidemment "Jolene" de Dolly Parton. Les Beatles sont toujours présents parce qu’ils sont toujours présents dans ma vie, comme aucun écrivain n’est présent dans ma vie. J’ai lu beaucoup de livres mais je peux passer un mois sans lire une ligne de Garcia Marquez par exemple, alors que ça m’arrive très rarement de passer un mois sans écouter les Beatles. C’est un vrai décor sonore, ils sont là quoi qu’il arrive.
 

Est-ce que vous écoutez de la musique lorsque vous écrivez ?

Ah non, j’éteins. Je suis trop influençable. J’ai des albums que je peux mettre en fond sonore, certains s’y prêtent bien, mais ça reste une discipline. Je ne veux pas calquer le rythme de la musique sur celui, nécessairement différent, de l’histoire. Je sais qu’il y a des écrivains qui travaillent en musique, mais moi j’aimerais pas piquer le rythme d’un musicien pour le mettre dans mon livre.
 

Gilles Marchand à propos de ses lectures
 

Vous avez beaucoup de livres chez vous, dans différentes pièces de votre appartement : comment choisissez-vous les livres que vous gardez ?

Au début je voulais garder tous les livres, même ceux que je n’avais pas aimés, et puis les années passant il a fallu que je libère de la place. Donc je garde les livres de mes amis, les livres que j’ai aimés, certains classiques… j’en garde quand même beaucoup. Le souci c’est que je ne suis pas très fort en classement.

Je garde la poésie à côté du lit, j’aime bien en lire avant de m’endormir. J’ai la BD dans le couloir, les livres d’art dans le salon et dans le couloir, des romans partout. J’ai essayé de classer par taille, par français et anglo-saxons. C’est compliqué de classer une bibliothèque.
 

Quel est le dernier livre que vous avez ajouté à cette bibliothèque ?

Chinatown, intérieur de Charles Yu, chez mon éditeur Aux Forges de Vulcain. Ou alors Personne ne sort les fusils de Sandra Lucbert au Seuil, sur le harcèlement des employés de France Telecom et le suicide de certains d’entre eux. C’est un pamphlet de 130 pages dans une langue incisive et agressive, ça fait partie des livres qui resteront dans ma bibliothèque.

J’aime bien aller chercher en marge des grands éditeurs, donc je lirai sûrement des livres de chez Asphalte prochainement (dont Demain la brume de Timothée Demeillers), de chez Agullo ou Le Nouvel Attila. Ils font un travail intéressant et en marge de ce qu’on a l’habitude de lire.
 

Quel est le livre que vous auriez rêvé d’écrire ?

Jusqu’à maintenant je répondais « aucun », car si j’ai adoré des livres c’est parce qu’ils ont été écrits par quelqu’un d’autre. Mais j’aurais quand même bien aimé écrire L’Amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez par exemple. C’est un auteur qui m’a appris la liberté littéraire, à travers le réalisme magique, son goût pour raconter des histoires. Ca pourrait être Rouge ou mort de David Peace aussi.


Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?

Sûrement Nick Hornby quand j’avais 18-19 ans, parce qu’il donnait l’impression que c’est facile, ce qui est un vrai talent. Mes premières lignes écrites étaient une pâle imitation de Hornby, c’était super agréable à écrire, mais quand je me suis relu c’était quand même vachement moins bien que du Nick Hornby. Ma première déception d’écriture. A partir du moment où on est dans l’imitation, on ne peut qu’être déçu…
 

Est-ce que les écrivains qui se lancent et osent sont ceux qui n’ont pas peur du poids du passé, d’un patrimoine littéraire ?

Peut-être. Moi j’ai eu la chance de faire de la musique avant, et quand on va sur scène il faut y aller, alors en littérature je fonctionne un peu pareil. Quand j’écris, je ne me pose pas de questions, j’avance et si ça n’est pas bon je jette ou retravaille. J’écris assez rapidement et donc je reprends énormément.
 

Quel est le livre que vous avez le plus relu ?

Je ne suis pas un très grand relecteur de livres. Pour le coup ça serait de la poésie : La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, et un poème de La Grande Gaîté d’Aragon : "A crier dans les ruines".
 

Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?

Shangrila, de Malcolm Knox chez Asphalte. Et Pourquoi le saut des baleines de Nicolas Cavaillès aux éditions du Sonneur.
 

Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?

Je n’ai aucun mémoire, mais il y a une citation d’un passage radio de Boris Vian qui dit : « La vérité n’est pas du côté du plus grand nombre parce qu’on ne veut pas qu’elle y soit. Mais si un jour on fait en sorte que par sa culture et ses connaissances le plus grand nombre soit à même de choisir sa vérité, il y a peu de chances pour qu’il se trompe. »
 

Et en ce moment que lisez-vous ?

Je suis pile entre deux livres : Personne ne sort les fusils, déjà cité, et Des jours sauvages de Xabi Molia.
 

Est-ce que vous avez des projets d’écriture en cours ?

Oui, mon prochain livre sera un roman pour ados, je suis en plein dedans. Ca paraîtra fin 2021 normalement. Et j’ai déjà quelques idées de personnages pour mon prochain roman adulte…

 

 

Découvrez Requiem pour une Apache de Gilles Marchand aux éditions Aux Forges de Vulcain

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