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sur 364 notes
« Je pensais seulement en lire une page ou deux, histoire de voir… Et puis, les dix premières coulent sans que je m'en aperçoive. »
C'est ce qui arrive au narrateur devant un livre cher à son enfance, c'est ce qui m'est arrivé en ouvrant les premières pages d'une bouche sans personne. Ça coule et coule sans pouvoir refermer le livre.

Parce que le narrateur, avec sa cicatrice qu'il cache sous une écharpe et son poème, il m'a émue puis il m'a fait sourire, il m'a attendrie, j'avais envie d'être près de lui dans ce bar auprès de Thomas, Sam et Lisa, ces acolytes de comptoir. Même à son travail, j'avais envie d'être près de lui. Non, je ne lui demanderai pas ce qu'il compte puisque Monsieur est comptable. Ce passage est d'ailleurs truculent et recèle d'anecdotes pour clouer le bec aux plus lourdauds.
Monsieur le comptable, il aime les chiffres, c'est plus facile que les gens. On compte, pas obligé de parler. Mais quand le bureau ferme, il est seul et cogite. Pas simple de passer inaperçu avec pareille cicatrice. Ses amis de comptoir s'interrogent. Ils l'apprécient depuis ce temps et ils aimeraient le connaître un peu, lui qui ne parle jamais de lui. Alors le comptable remplace doucement les chiffres par des mots et se dévoile. Il sort de son porte-feuille une photo jaunie par le temps, celle de son grand père Pierre-Jean.

Doucement, avec tendresse, le narrateur dépose ses souvenirs comme on fleurit une tombe, comme un ballet où le masque tombe dans une chorégraphie emprisonnant le passé sous des pas qui vont crescendo dans chaque recoin de la vie. Chut, pas un bruit, une mouche se prépare pour son cha-cha-cha du soir. Chut, pas un mot, le poète se prépare à rentrer en scène.

Une bouche sans personne, c'est ce que je qualifie de littérature précieuse parce que les mots sont précis, brillants, sensibles, même que certains sourient comme ça l'air de rien. Et c'est bon de lire un roman tout simplement bien écrit, bien amené et pétri d'humanité.
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Comptable dans une entreprise, à 47 ans, j'ai pris l'habitude, après le boulot, de retrouver mes amis au bar de Lisa. J'arrive souvent le premier et Lisa, derrière le comptoir, m'accueille toujours avec le sourire. Elle allume le percolateur et me sert mon café. Arrive alors Sam, que j'ai rencontré ici par hasard, il y a dix ans. Pas un bavard, Sam. Suivra peu de temps après Thomas. Une soixantaine d'années, il n'a pas retrouvé de travail depuis qu'il a vendu sa papeterie. Il écrit un roman dont il ne parle jamais. On a pris nos habitudes ici : on boit un café, on écoute de la musique, on joue à la belote. On discute. Ce soir-là, en buvant mon café, une maladresse et le liquide brûlant s'écoule dans mon cou et vient tâcher l'écharpe que je porte à longueur d'années pour cacher ma cicatrice. Une cicatrice qui part de ma lèvre inférieure jusqu'au tréfonds de ma chemise. Cet incident marquera à jamais la suite de mon histoire. En effet, mes amis se sont rendus finalement compte qu'ils savaient peu de choses sur moi et encore moins l'origine de ma cicatrice. Les souvenirs remontent alors à la surface, notamment dès lors que je leur montre une photo jaunie de papi Pierre-Jean...

Gilles Marchand nous plonge dans les souvenirs du narrateur, un comptable qui aime compter, et qui, au fil des soirées passées chez Lisa, racontera, devant ses amis d'abord puis devant une foule oppressante et curieuse, son passé. Il relate avec émotion, finesse et délicatesse sa jeunesse passée aux côtés de son papi Pierre-Jean, un homme fantaisiste et protecteur. Un récit sensible au dénouement émouvant. Un récit entrecoupé de situations fantasques, incongrues ou plus légères comme le décès de la concierge qui occasionne un amoncellement gigantesque des poubelles, une lettre de Monsieur Panzani, des animaux qui parlent ou encore les rencontres avec la dame au chien. Des situations loufoques qui permettent de décrire intelligemment les blessures et les failles. Les personnages sont vraiment attachants, chacun avec ses blessures : Thomas et ses deux enfants qu'il n'a jamais eus, Sam qui reçoit des lettres de ses parents morts, la belle Lisa dont le narrateur est secrètement amoureux et, bien sûr, Pierre-Jean qui enveloppe d'amour et d'humour la jeunesse du narrateur.
Un roman sur l'amitié, la solitude et les blessures. Un roman à la fois léger et profond, humain, habilement construit, servi par une écriture poétique et douce.
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Ce livre qui dormait sur mes étagères. Discret, pas prétentieux pour deux sous, il attendait son heure. Je le croisais souvent.

Puis vint la rencontre.

Fin des années 80, le narrateur est comptable et se blottit derrière les chiffres comme on se noie. le visage dissimulé dans une écharpe mal apprivoisée, il se cache des autres. Pourtant il y a ce bar, où il retrouve la belle Lisa et ses camarades de comptoir. C'est là que soir après soir, il va raconter ce grand-père grandiose et chimérique, ce Pierre-Jean. le comptable décompte les mots et devient conteur, la magie de l'enfance s'empare de lui.

Ce livre, habilement construit, nous emmène à la suite de son héros au coeur grand comme une légende. Dans ce quotidien où peu à peu, la réalité déborde de toutes parts.

Ce livre ne ressemble à nul autre. Il est question de poésie au quotidien, de la solitude de nos époques, de ces cicatrices que l'on cache du regard des autres. On oscille, sous la plume de Gilles Marchand entre onirisme et cruelles réalités. Entre ces pages, peu à peu, c'est l'imagination qui s'envole vers cette fin terriblement émouvante.

Un livre envoûtant, indéfinissable et finalement tellement salutaire qu'il met du baume au coeur et des larmes aux yeux. Comme on le lit, on s'envole. Au gré d'un écrivain, un vrai, qui ne ressemble à personne. J'ai lu ce livre comme on s'envole.

Un livre comme une chasse au trésor, aux multiples lectures, dans le labyrinthe du coeur d'un homme.

Un livre dramatiquement léger, terriblement romanesque. Un livre cruellement doux. Dont on tourne les pages avec une infinie délicatesse, pour ne pas lui faire mal, pour ne pas l'abîmer. Un livre qui me mène vers une plume que je vais continuer à lire, c'est une certitude.

Un livre qui ne plaira peut-être pas aux esprits trop cartésiens mais qui emporte avec lui les rêveurs, les fracassés, les doux dingues et peut-être quelques comptables …

Lien : https://labibliothequedejuju..
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Le jour, il est comptable, il s'oublie dans les chiffres. Il passe le temps à compter, ne lui demandez pas quoi, il est comptable, c'est pourtant clair.
La nuit, il n'est rien ni personne, ou plutôt si, il est un ami, qui depuis dix ans rejoint au bar ses trois amis, ses trois seuls amis. Des amis qui ignorent tout de lui, sauf qu'il est comptable et qu'il dissimule le bas de son visage sous une écharpe, été comme hiver. Ils s'interrogent en silence et aimeraient bien savoir, mais comme ils sont ses amis, ils ne lui posent pas de questions. C'est leur ami, il a bien le droit de se taire, et tout le monde est heureux comme ça.
Puis un soir, une tasse de café s'échappe, c'est la tache sur l'écharpe, le menton dévoilé, et la cicatrice qui va avec et qui le défigure.
Le masque physique est tombé, l'homme comprend qu'il va devoir abattre le mur symbolique du silence derrière lequel il a enfermé son passé. Ce sont ses amis, ils ont bien le droit de savoir. Mais que la carapace est difficile à entrouvrir...
L'homme a un poème et une cicatrice qui le hantent et rameutent les souvenirs. Pour le poème, on saura tout à la fin, pour la cicatrice, on comprend qu'elle vient de loin, et ce n'est aussi qu'à la fin qu'on en mesurera l'effroyable origine.
Ca commence comme un récit doux-amer, celui d'une vie étriquée, d'un homme solitaire, isolé dans sa différence mais moins malheureux qu'on pourrait le penser, puisqu'il a des amis, et un travail qui lui convient, même s'il n'en apprécie pas les contraintes sociales et le team spirit obligatoire. L'occasion de quelques piques savoureuses à l'égard du monde de l'entreprise, du train-train quotidien et de nos habitudes qui nous ferment aux autres et à la vie.
Puis, à mesure qu'il se raconte à ses amis, le soir au café, l'imagination de l'homme déborde aux autres moments de la journée et son esprit lui fait voir un quotidien fantaisiste et coloré, comme s'il fallait compenser, le jour, la douleur et la noirceur des souvenirs qui surgissent la nuit, lorsqu'il laisse son armure se dissoudre.
Une bouche sans personne et un roman doux et cruel, léger et tragique dans lequel la fantaisie est la politesse de la souffrance. Où l'imagination débridée et la poésie instillée par un grand-père farfelu a permis à son petit-fils de survivre. J'ai pensé à Boris Vian et à Romain Gary (celui de "Gros-Câlin") pour le côté tragico-loufoque, et le mantra du grand-père "transformer le présent pour oublier le passé" m'a rappelé Romain Gary encore (celui des "Cerfs-Volants" : "Rien ne vaut la peine d'être vécu qui n'est pas d'abord une oeuvre d'imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l'eau salée… [...] Bien sûr, il faut toujours prendre les choses telles qu'elles sont. Mais c'est pour mieux leur tordre le cou. La civilisation n'est d'ailleurs qu'une façon continue de tordre le cou aux choses telles qu'elles sont").
Un roman très émouvant, touchant, tout en pudeur et délicatesse, rempli de douceur et de silences pour affronter le fracassement d'une vie, et qui parle de mémoire et de transmission, de résilience et de solitude, de différence et surtout d'amitié.
Lien : https://voyagesaufildespages..
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« Ne pas s'encombrer de la réalité. Transformer son présent pour oublier son passé ».
Voilà ce que le grand-père du narrateur lui a transmis pour l'aider à vivre, l'aider à revivre après l'événement effroyable qu'il a subi (révélé à la toute fin du roman) et qui lui a laissé une cicatrice l'obligeant à porter une écharpe.


Transformer son présent, son présent de comptable, où il compte, il compte, il compte.
Mais il ne fait pas que compter, il observe, aussi. Notamment sa boulangère. La femme qui promène son chien et qu'il rencontre souvent près du réverbère. La mouche sur le mur. Cela donne lieu à des petites piques très particulières, très originales, pleines d'humour savoureux.
Et puis il y a Lisa, la serveuse du café où il se rend chaque jour, Lisa au rire chaleureux. Thomas et Sam, les deux hommes qu'il y rencontre. Il les aime, Lisa, Thomas et Sam, mais à sa façon ultra pudique, qui nous livre des passages poétiques et émouvants.
Son imagination déborde à chaque pas qu'il fait dans la rue, au bureau, chez lui, et engendre des envolées complètement délirantes, seuls endroits (encore qu'assez nombreux) que j'ai moins appréciés.

Il voit la vie avec des yeux d'enfant pour oublier son passé. Il arrive enfin à se raconter, à raconter son grand-père farfelu et aimant. Son récit est entrecoupé par la vie quotidienne changée en conte (où quand des sacs-poubelles deviennent des tranchées…)

Il nous a ouvert son armoire à souvenirs, et cela a été magique, marrant, poétique, envoûtant, atroce.
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Avec « une bouche sans personne », on alterne des moments émouvants, attendrissants, poétiques et des moments drôles, humoristiques, surréalistes. Les passages où l'absurde prend le pas sur le quotidien m'ont beaucoup plu. J'ai à plusieurs reprises pensé à Boris Vian. C'est ce mélange de tons qui fait l'originalité de ce roman qui est vraiment surprenant. Effectivement ce n'est pas, comme on peut le penser dans un premier temps, un livre léger, les thèmes abordés sont lourds, graves.
Sam, Thomas et Lisa sont les amis et les premières « oreilles » attentives et bienveillantes de notre narrateur qui va se raconter et nous présenter avec beaucoup d'amour Pierre-Jean son grand père. Nous n'apprendrons qu'à la fin d'où provient la cicatrice de notre narrateur qui n'arrive pas à sortir sans son écharpe pour cacher cette blessure qui lui marque son visage.
Tous ces personnages sont blessés par la vie , rien d'original me direz-vous, qui ne trimballe pas son baluchon de peines ? oui, mais tout le monde n'a pas la chance de rencontrer Gilles Marchand qui exprime votre souffrance avec autant d'originalité .
Mais on ne s'y trompe pas , le côté surréaliste de ce roman et sa poésie n'altère en rien les blessures de tous ces personnages qui deviennent rapidement nos amis.
Je ne suis pas une spécialiste de la BD, mais je trouve que ce roman pourrait tout à fait être repris en BD, je suis même étonnée que cela ne soit pas encore fait. C'est dommage car il s'y prête vraiment et en plus cela permettrait à ce roman d'être connu par un plus large public.
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Curieux récit, aux confins du rêve et de la poésie, du réel désespérant et du conte philosophique. Inclassable. La référence à Boris Vian n'est pas usurpée.
L'auteur sait distiller les détails avec parcimonie , juste pour titiller la curiosité du lecteur, embarqué dans une histoire où l'on peut perdre pied ou tête.
C'est l'histoire d'un secret , dissimulé derrière une écharpe rebelle. C'est l'histoire d'une groupe d'amis que la solitude réunit soir après soir dans un bar. c'est l'histoire d'un comptable qui peu à peu et malgré lui libère sa parole.
Il y a un crescendo dans l'imaginaire. de la concierge absente à l'ancien commando qui creuse des galeries dans l'accumulation des ordures, des quelques habitués du caf » à une foule en délire, l'auteur fait appel à l'absurde et c'est ce qui fait tout l'attrait de la narration.
Belle découverte, qui incite à retrouver cette plume originale et débridée .
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Certains livres nous intriguent dès les premiers mots.

Ainsi celui de Gilles Marchand qui débute par cette phrase pour le moins énigmatique : « J'ai un poème et une cicatrice ».

Pour le poème, il faudra patienter, mais de la cicatrice, on sait très vite qu'elle se cache sous l'écharpe dont le narrateur ne se sépare jamais, quelle que soit le moment de la journée ou la saison.

Au fil des pages, nous découvrons sa vie banale, son travail de comptable, sans grand intérêt, mais il faut bien vivre !

Sa seule distraction réside en rendez-vous quotidiens au café près de chez lui. Il y fréquente Lisa, la patronne, mais aussi Sam et Thomas, compagnons de café-whisky et de bavardages joyeux mais pudiques.
Depuis près de dix ans, leurs entrevues se déroulent sans accroc, jusqu'au soir où la question de l'écharpe se pose à lui.

J'ai été très réticente dans la première partie du roman, certains passages m'ont agacée et parus longuets, voire inutiles, notamment lorsque l'auteur s'attarde sur les ordures qui s'amoncellent dans le hall de l'immeuble après le décès de la concierge.

Mais, grâce à l'habileté d'une écriture précise et imagée et à un talent de conteur certain, je me suis peu à peu laissée prendre dans les mailles de cette histoire qui m'a emmenée vers un dénouement aussi bouleversant qu'inattendu.

« Une bouche sans personne » est un premier roman prometteur d'un écrivain que j'espère lire à nouveau.

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Quelle étrange histoire !
C'est celle d'un comptable, en apparence banal. Sa seule particularité est d'avoir toujours une écharpe quel que soit le temps.
Jusqu'à presque la fin, les chapitres sont rigoureusement identiques.
Ça commence chaque matin pour raconter la journée au travail, puis le soir venu, notre homme (on ne connaît pas son nom) se rend au café où il retrouve immuablement Sam et Thomas ses deux amis, et Lisa, la patronne.
Tout ça pourrait être monotone, mais il n'en est rien.
A la description inchangée des journées se mêlent des évènements farfelus voire parfaitement absurdes.
Petit à petit, le comptable se dévoile à ses amis et leur parle surtout beaucoup de son grand-père, un homme fantasque et tendre avec lequel il entretenait une relation très forte.
Il est difficile de définir ce livre, si ce n'est que plus on avance en lecture, plus on tombe sous le charme de l'histoire et de l'écriture.
Et la fin est totalement chargée d'émotion
Une belle réussite pour ce premier roman prometteur.
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ULTRA-MODERNE SOLITUDE.

Ouvrage lu dans le cadre du Prix du Meilleur Roman Points 2018.

"Je" - on ne connaîtra jamais le nom ni le prénom du narrateur omniscient - est comptable. "Je" avoue d'ailleurs : «Je compte donc je suis», un monde que "Je" «peux contrôler». "Je" porte sans cesse une écharpe qui lui barre le bas du visage et le cou. "Je" aime les Beatles, il en connait le moindre titre, bien mieux que la plupart des fans. "Je" a la quarantaine finissante dans ce Paris aux couleurs bistres et légèrement blafardes des films d'auteur du début des années 80 bien que la trame se déroule en 1988 (les "kodakettes" et les lumières crues, bariolées et agressives de l'époque auraient pu être de mise mais le narrateur le précise, même s'il ne s'agit alors que de musique : «je ne suis pas fan des années 80». Le parti pris d'ambiance de l'auteur est, reconnaissons-le, judicieux). "Je" a une vie parfaitement bien réglée, essentiellement solitaire, pas bien éloignée d'une certaine forme atténuée de misanthropie (malgré ses dénégations), n'était que tout, de ce qui l'environne, le laisse dans une espèce d'état d'indifférence amusée et qu'il aime réellement sa solitude sans pour autant détester franchement ses semblables. "Je" a, malgré tout, trois amis - à sa manière -, qu'il retrouve chaque soir dans le même bistrot, à l'exception des dimanches qui est le jour de fermeture de l'établissement : Lisa (la serveuse), Sam et Thomas. "Je" est secrètement amoureux de Lisa, mais il ne lui viendrait jamais à l'esprit de lui en rien avouer. D'ailleurs, "Je" et ses trois comparses forment une manière de couple à quatre (c'est toujours le narrateur qui l'affirme). Un couple sans sexualité ni réel désir, sans tendresse démonstrative et sans plaisir autre que celui de se retrouver soir après soir pour taper la belote, parler de choses et d'autres, distantes, rarement intimes et sans affects apparent. Une amitié au rabais mais qui semble parfaitement convenir à notre homme à l'écharpe. Sam est le plus jeune, il parle peu et fume beaucoup. Thomas a dépassé la soixantaine, il écrit un roman dont personne ne saura rien de concret, depuis un stupide accident, il est convaincu d'avoir eu deux enfants qui n'ont pourtant jamais existé et il reçoit depuis peu de bizarres lettres de sa mère pourtant décédée depuis plusieurs années. Dans les premières pages de cet étonnant roman de Gilles Marchand, Une bouche sans personne, le lecteur se fait l'effet de nager en plein cette "ultra-moderne solitude" chantée en cette même année 88 par Alain Souchon...

Un soir cependant... Un geste maladroit, le mouvement pourtant mille fois répété du morceau de tissu protecteur que l'on abaisse d'un rien pour avaler la boisson qui ne s'est pas déroulé comme à l'accoutumée, un peu de café qui s'écoule de la tasse commandée à Lisa, l'obligation urgente de se nettoyer, d'éponger cette fameuse écharpe protectrice, et tout bascule de ce connu, de ce monde permanent de l'esquive - c'est encore "Je" qui emploi le terme - vers un autre, de plus en plus instable, de plus en plus inconnu, mystérieux, fantasque, impossible et insoupçonné. Si, ce soir-là, il s'en faut de peu que ce que "Je" cache ne soit vu de tous, cela va toutefois lui permettre d'entamer une confession de type quasi psychanalytique avec ses amis d'abord, puis devant un parterre de plus en plus nombreux et invraisemblable de curieux. On va suivre, dans un déroulé dénué de toute chronologie, l'histoire intime dans laquelle il est fortement question de son grand-père Pierre-Jean, de tournées de commerce originales, de moult cigarettes (une répétition interminable de "premières cigarettes") et de ce moment vers lequel tout semble devoir tendre, mais qui semble impossible à dire... Pour s'achever cependant dans son petit appartement, entouré de ses trois seuls amis à l'issue d'un simulacre d'ordalie onirique et surréaliste ou d'un rituel fantasmagoriquement initiatique qui emmène les quatre compagnons du rez-de-chaussé de l'immeuble où vit "Je", débordant de poubelles s'accumulant depuis le début du récit jusqu'à l'antre des souvenirs enfouis.

Débutant comme une critique acide de cette modernité en marche des années 80, de la solitude des êtres dans la foule des villes, de la grisaille quotidienne, des gens que l'on croise tous les jours sans réellement les voir, qui évitent votre regard à l'instar de la petite dame au chien sans cesse désobéissant, s'amusant d'une ironie douce de ce monde des répétitions rituelles et insensées - cette brave boulangère qui parle au futur immédiat et qui se fait météorologue de l'instant ; la fameuse machine à café ou les pots de départ au bureau -, des amitiés plus ou moins factices, qui manquent en tout cas de la plus évidente profondeur intime mais qui se perpétuent par la force de l'habitude et du plaisir sans investissement, du travail de bureau asservissant et sans enjeu ou intérêt autre que purement factices, etc, après avoir abordé toutes ces thématiques, avec finesse mais sans prendre vraiment le temps de l'approfondissement, le texte sombre rapidement dans une manière d'étrange rêve éveillé, se révélant au lecteur par l'évitement perpétuel de la morne réalité via un imaginaire décalé, chimérique, flirtant sans cesse entre songe et réalité, cela, dès lors qu'arrive l'épisode de l'écharpe (c'est à dire très, très tôt dans le roman).

Ainsi rédigé, admettons qu'il y avait place à un livre peut-être dérangeant ou encore d'une poésie originale et envoûtante, d'autant que Gilles Marchand se place très vite - à la manière d'un jeu de clés qu'il confie ou d'un jeu de piste auquel il nous convie, c'est selon, et qu'il concède élégamment à son lecteur. À moins que cela ne l'étouffe ? Ou qu'il ne lui fasse pas assez confiance ? - sous les auspices de L'arrache-cœur de Boris Vian, dont on retrouve un ersatz de l'imaginaire débridé, des images surréalistes mais un rien éculées, ainsi que sous ceux d'Italo Calvino - dont le narrateur ne cite aucun titre précis mais l'on songe inévitablement à sa trilogie (impossible d'y voir un hasard) intitulée habituellement "Les Ancêtres" (le grand-père ? les parents ?) et qui compte, pour mémoire, les trois titres suivant : le Baron perché, le Vicomte pourfendu et le chevalier inexistant. En détaillant, on pourrait assez aisément en retrouver des références, des résonances, des mises en abîmes précises dans l'ouvrage.
Bien entendu, le livre est sans cesse traversé, tant comme point de référence que comme prolongement, par le grand roman italien du triestin Italo Svevo, La Conscience de Zeno, lequel était l'ouvrage préféré, pour ne pas dire le seul bouquin possédé et lu par son grand-père, que le narrateur se décide à découvrir, enfin, en notre compagnie. Les points communs sont sans doute encore plus innombrables qu'avec les quatre titres précédemment mentionnés : la cigarette, la mort du père, la psychanalyse, l'amante (ici, seulement rêvée, en la personne de Lisa), cette étrange association entre un grand père et son petit fils (contrairement au roman de Svevo, elle n'est que superficiellement commerciale, mais ne reprochons pas à Gilles Marchand de ne pas faire un parfait copier-coller), il y a même ce préambule de Zéno dans lequel il tente de retrouver les souvenirs de son enfance, ce qui est rien moins que l'essentiel de l'objet de Une bouche sans Personne. N'oublions pas non plus le rappel incessant à ce film étonnant, monument de la SF américaine des années 50, dans lequel un homme étrangement, presqu'insupportablement, courtois, prévenant, bon est poursuivit par son double maléfique et meurtrier, tout cela se déroulant sur "La Planète interdite" en compagnie d'une bande de sauveteurs terriens (certes, rien de moins "vintage" que cette oeuvre mais les thématiques qui y sont développées sont particulièrement intéressantes et intelligemment menées, malgré ce parfum d'ambiance particulièrement désuet fait de soucoupes volantes, de costumes haute couture et de robots impraticables). Ne comptons pas les innombrables références à tel ou tel titre des Beatles qui émaillent le texte. Il y a, pour terminer, la référence au poème de Jean Tardieu, qui, si on la connait, ôte toute forme de surprise à la conclusion vers laquelle on se dirige inexorablement, quoi qu'en empruntant des chemins bien tortueux et artificiels sous sa défroque d'une poésie habile mais guère originale et finalement poussive avec son accumulation de maraboutdeficelle narratifs ou d'accroissements excentriques répétitifs.

Tout cela est très intelligent et très cultivé, sans l'ombre d'un doute. Pour autant, très vite - c'est à dire dès que l'on a pigé les procédés narratifs de l'auteur, surprenant la première fois, amusant la seconde, déjà lassant la troisième, mais qui ne cesseront de se répéter tout au long d'Une bouche sans personne, amenant juste ce qu'il faut d'un absurde de bazar pour que cela ne soit pas exactement une succession de duplicatas parfaits, ad libitum mais aussi, malheureusement, ad nauseam - très vite, donc, la lecture devient poussive, pénible, sans grande aventure poétique réellement novatrice - le style n'est pas sans intérêt, et surtout, il est d'une lecture facile, charmante, mais il souffre seulement d'avoir été vu et revu, de ne laisser place à aucune véritable aspérité, de ne pas choquer, se contenant de surprendre agréablement avant de rapidement se rejouer d'une page, l'autre -, on songe qu'on est passé pas loin d'une véritable entourloupe - fort bien construite, assurément et non sans intelligence - trop bien calculée, trop bien calibrée pour être foncièrement honnête. L'auteur aurait-il eut lui-même l'ombre d'un doute quant à son ouvrage qui fait dire à son narrateur, au début du chapitre 17 :

«Le moment approche. Celui où je dois affronter mes démons. J'ai eu beau tourner autour du pot, je sens désormais leur souffle sur ma cicatrice et j'ai atteint un point de non-retour.» (Nous en sommes alors page 205, l'ouvrage en fait 257, il faudra attendre encore une trentaine de pages pour que l'ultime dénouement se décide à bien vouloir montrer le bout de son nez... Vous avez dit "tourner autour du pot" ?)

On s'en rend encore mieux compte en observant l'utilisation de ces lettres adressée au personnage de Thomas censées amener leur part de fantasmagorie, de fantastique pour ainsi dire, mais dont on se demande franchement le rôle ou l'intérêt véritable, sinon que de donner un peu de volume à cet ensemble hautement décevant, surfait, surjoué, prétentieux, derrière son semblant de modestie industrieuse.
Quant à la simple possibilité pour un enfant de trois ans d'avoir des souvenirs aussi précis quarante ans plus tard (avec ce côté "point Godwin" pas des plus heureux), furent-ils singulièrement atroces, après les avoir entretenus dans leur gangue de cauchemars des années durant, ce qui est plus réaliste, permettons-nous de douter. Achevons sur des personnages sans grand relief - sympathiques, mais dont nous n'apprendrons finalement pas grand chose et dont la psychologie est des plus floue. D'ailleurs, on comprend assez rapidement qu'ils sont surtout des faire-valoir plus que des acteurs du récit. Au bout du bout, un volume relativement court, à défaut d'avoir été passionnant, enrichissant, éclairant, que seule cette entame réjouissante, pleine de dérision et d'ironie nostalgique parfaitement bien vue sur le quotidien de nos époques modernes récentes sauve de l'ennui définitif et de la sensation d'avoir perdu son temps...

Désolé d'être à contre courant d'un grand nombre d'avis mais on n'est pas près de nous reprendre à lire cet auteur-là...
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