Certains jours, il voulait mourir, mais ce qui commençait à poindre dans son esprit était l’espoir de disparaître, d’anéantir cette douleur qui s’accrochait à chaque endroit de son corps. Lorsqu’il arrivait à dormir, son sommeil était envahi de cauchemars où il voyait Noria qui lui tendait les bras, de son sourire éclatant. Il courait pour la rejoindre, mais elle disparaissait dès qu’il l’approchait. Il continuait de courir sans arriver à la rattraper. Il finit par vendre sa maison et tout ce qu’elle contenait. Cette décision en amena une autre, celle de quitter son travail. Il ne pouvait plus opérer. Ses mains tremblaient, car son esprit était ailleurs. Sa tête le faisait horriblement souffrir. Il n’avait qu’une seule alternative, celle de partir très loin. Il espérait qu’il trouverait le repos quelque part. Il erra pendant de nombreuses semaines, marchant jour et nuit, ne s’arrêtant sur un banc que pour se reposer. Il aimait cette vie de bohème. La souffrance de la faim lui donnait la sensation de ne plus rien ressentir. Il ne pensait plus à rien d’autre qu’à trouver où se sustenter. Il découvrit de nombreuses associations bénévoles qui distribuaient des repas gratuits aux personnes démunies. Il lui fallut du temps pour approcher de ces centres. Il avait l’impression de prendre la part d’un autre plus affamé que lui.
Oublier pendant quelques heures le monde médical pour retrouver les siens fut une décision très raisonnable. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus eu de moments d’égarements. Elle allait avoir vingt-cinq ans et elle se sentait déjà si vieille ! Des acouphènes venaient parfois perturber son attention. À la fin d’une journée, sa vue se troublait de fatigue, sa mâchoire lui faisait mal de passer son temps à bailler, elle aurait eu envie dans ces moments-là de pouvoir s’allonger et de fermer les yeux pendant de longues heures.
Chaque nuit qui passait leur avait redonné ce désir d’avancer ensemble. Plus rien ne pouvait les séparer. Ils ne faisaient plus qu’un, il n’y avait plus ni passé ni futur, juste un présent qu’il fallait préserver chaque jour. Harvey avait déployé des trésors d’imagination pour nourrir sa bien-aimée, mais aussi pour la protéger des autres sans-abri. Sa naïveté la rendait vulnérable. Elle ne voyait pas le danger, elle ne le craignait donc pas. Quand il avait perdu sa femme et ses deux enfants, il avait voulu les rejoindre. Il pensait qu’il n’avait plus le droit de vivre. Il ne voulait plus vivre ! Roxane était l’ange qui lui avait redonné le goût de vivre. Durant plus de trente ans, aucune faille n’était venue assombrir leur amour. À soixante et un ans, il était prêt à rendre son tablier. De nombreuses années étaient encore devant eux pour vivre des jours heureux ensemble. Son travail acharné, cette découverte qui lui avait permis de sauver sa douce Roxane de cette maladie rare ne devaient pas avoir existé pour rien ! Il devait l’emmener au loin. Lui faire changer d’air, oublier jusqu’à semer ce passé qui la rongeait. Même s’il avait conscience que la mémoire se chargerait parfois de leur rappeler les douleurs du passé, il était convaincu que l’amour et la tendresse les sauveraient toujours.
Les conséquences de ces détériorations diminuaient les fonctions cognitives comme le langage, la perception qui permet de reconnaître des membres de sa propre famille ou des amis, mais aussi de reconnaître si un bol ou une clef sont des objets. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la maladie n’avait pas évolué. S’il n’avait pas été neurochirurgien, il n’aurait pas pu y croire, car Roxane était en phase de régression, ce qui paraissait impensable. Il lui fallait comprendre comment cela était possible, mais surtout, il voulait s’assurer que le processus d’évolution de la maladie ne se remettrait pas en route.
Les langues allaient bon train. Chacun prônait sa vérité. Tous semblaient connaître le sujet. Pourtant, une meute digne de ce nom s’accumula en quelques secondes ce jour-là, dès les premières heures du matin. Alida en faisait partie. Trépignant en début de file, elle ne cessait de regarder sa montre toutes les cinq secondes, voyant ainsi défiler non pas les heures, mais les minutes, à l’allure d’un escargot. Lorsque les larges portes s’ouvrirent pour laisser entrer toute la communauté médicale, des bousculades commencèrent à s’intensifier, car chacun comprit qu’il y aurait moins de places que le nombre d’intéressés. Alida, petite et menue, se sentit aspirée par le mouvement brutal et rapide vers cette porte pourtant largement ouverte, mais probablement pas suffisamment pour le nombre qui cherchait à passer en même temps. Un coup de coude fatal mit fin à l’espoir de la jeune fille d’entendre et de voir son idole. D’une masse, elle tomba entre des jambes de toutes formes, des pieds n’hésitaient pas à la repousser, car elle se trouvait recroquevillée sans pouvoir arriver à se relever.