Victime fautive ou victime tout court ?
Famille aristocratique, enfance paisible, un père bienveillant et original (disciple de Rousseau, proche de la nature, athée, il s'éloigne de la moyenne des familles aristocratiques fermées et catholiques), Jeanne a reçu une éducation de qualité, mais fut un peu bridée par le pensionnat au couvent. La sortie du couvent à l'âge adulte
lui donne un enthousiasme
fou pour la vie, une envie de dévorer la vie, mais sans projets précis en tête. Elle emménage alors dans un vieux château de famille, avec l'aide tutélaire de ses parents et la promesse de
lui conférer une rente confortable et digne d'une famille aristocratique.
On fait connaissance avec le voisinage, pas n'importe qui bien évidement, l'un des voisins attire particulièrement l'attention : Julien, vicomte de Lamare. Plus que de simples visites de courtoisie, le vicomte s'invite régulièrement au château familial, discute longuement avec les parents de Jeanne, et participe même à des balades improvisées dans les environs. Par la force des choses, des regards, de rares paroles, Jeanne et Julien se rapprochent, s'intriguent, Jeanne ne voit rien venir mais Julien est bien déterminé à se marier avec elle. En quelques mois, les fiançailles sont brusquées par sa famille, Jeanne accepte avec étourdissement. Les évènements s'accélèrent ensuite avec célérité, le mariage se réalise après un voyage de noces où Julien se montra dans ses plus beaux jours, autant dans sa toilette que dans son caractère, tout est soigneusement lissé. Une fois l'installation des époux au château, Jeanne ne réalise pas encore ce qui vient de se passer, ses parents restent d'ailleurs un certain temps dans sa demeure, ce qui accroît sa confusion. Elle se met à craindre réellement l'avenir quand ses parents se retirent définitivement du château. L'amour de Jeanne envers Julien semble inexistant, elle était tout juste attirée par
lui physiquement, le trouvait courtois, agréable mais il n'y a jamais eu de relations intimes ou fusionnelles entre eux, elle
lui parle peu d'ailleurs. Jeanne fut alors surprise des manoeuvres de Julien pour établir une première relation sexuelle, elle ne ressentait pas l'envie, ce qui provoqua une certaine impatience chez son époux. C'est alors un flot incessant de déceptions qui tombent en Jeanne : Julien perd toutes ses grâces, sa courtoisie, sa belle tenue, il ne
lui adresse plus la parole sauf pour des questions purement matérielles, il
lui confisque arbitrairement sa bourse, il dirige tout, du château, aux fermes avoisinantes, les domestiques... Il est surtout rustre, violent, ne supporte pas la moindre contradiction, Jeanne est alors entièrement soumise à
lui .
Le comble de son dégoût surgit lorsqu'elle aperçoit son époux dans le lit de sa domestique, Rosalie. Jeanne s'enfuit en pleine nuit hivernale, on la croit folle, son époux, lâche, tentera de nier les faits mais finira par reconnaître la vérité. C'est le curé local qui apaisera les tensions, par un argument quelque peu déconcertant, disant en résumé "Oh oui c'est un péché, mais vous savez... Les adultères, cela arrive dans beaucoup de couples, il faut s'y faire". Ainsi Jeanne prolonge avec résignation sa vie familiale morne, routinière. Souffrance supplémentaire, Jeanne et sa domestique tombent quasi simultanément enceintes et comprend que les deux enfants auront la même parenté du côté paternelle, ce qui l'écoeure d'avantage. Sa seule distraction dans sa vie de couple consiste à fréquenter les familles aristocrates du coin avec son époux, lequel modifie aussitôt sa toilette et ses manières à l'approche de ses familles, très préoccupé par son honneur, sa réputation. Julien s'attache singulièrement auprès d'une famille aristocratique, le couple vient les voir fréquemment. Même sans Jeanne, Julien désire rencontrer régulièrement cette famille, mais c'est surtout Gilberte qui l'intéresse, avec laquelle il fait de longues balades à cheval. Sans que cela ne soit surprenant, Jeanne découvre par hasard que Julien entretient des relations adultérines avec Gilberte. L'époux de Gilberte, le découvre également et surprend même les deux galopins en flagrant adultère et tua sa femme et Julien sur le coup sans qu'il ne fut inquiété pour cela, personne ne le soupçonnant. On aurait pu concevoir que ce soit une délivrance pour Jeanne, qui avait toute latitude pour reconstruire sa vie. Mais elle avait accouchée récemment, aussi son enfant était son unique obsession, à tel point qu'elle ne projetait plus son avenir, étant trop attachée à son enfant. C'est alors que l'on voit grandir au fur et à mesure
l'enfant, le temps passe vite,
l'enfant sera couvé, étouffé et n'ira que tardivement au collège. Fait grave, son enfant n'a pas fait la communion, sa mère, avec l'accord de son propre père, athée, a jugé qu'il n'était pas utile que
l'enfant poursuive la communion. Jeanne est alors en quelque sorte excommunié par le curé, qui nuit gravement à sa réputation et n'hésite pas à dire à qui veut l'entendre que Jeanne est indigne de la foi catholique, par son refus de communier son enfant. Elle subit alors la désapprobation de son entourage, d'une famille aristocratique et même de quelques paysans. Jeanne est alors totalement recluse sur elle-même, mais peu l'importe, elle mise tout sur son enfant, qui revient de temps à autre la voir. de son côté, son enfant, désire s'émanciper de sa mère, ce qui semble naturel, mais il va s'en affranchir d'une façon extrême, et va jusqu'à s'expatrier à Londres en présence de sa nouvelle compagne, qu'il a connu dans son établissement. Son fils, âgé de vingt ans, n'ayant pas terminé ses études, mènera
une vie de débauché à Londres, et demandera à plusieurs reprises de l'argent à sa mère sans témoigner en retour un quelconque gratitude, les lettres adressées à sa mère n'ont d'ailleurs que pour seul objet de demander de l'argent. Toutes les entreprises de son fils à Londres seront un échec et constituera un tel poids financier pour Jeanne qu'elle sera contraint de vendre sa propre demeure. Elle reprend alors subitement connaissance avec Rosalie, son ancienne domestique, qui s'était éloignée suite à l'adultère du château, qui est revenue la voir dans un élan de bonté et de pitié pour elle afin de l'épauler. Sa domestique est débrouillarde, elle gère avec pragmatisme les affaires de Jeanne, la sauvant d'une faillite qui
lui aurait été fatale. Deux nouvelles vont encore troubler la vie de Jeanne à la fin du livre, la femme de son fils est décédée suite à un accouchement et laisse un enfant en bas-âge que son fils
lui propose de prendre en mains. Tout se termine au moment où Jeanne enlace le bébé dans ses bras, dans un relent d'affectation soudaine et prononce une dernière phrase énigmatique "la vie, voyez-vous, ça n'est jamais si bon ni si mauvais". La vie n'est jamais si bon, c'était ses attentes utopiques, mielleuses du début du roman, quand elle sortait du couvent, et la vie n'est jamais si mauvais, c'était sa noirceur fataliste quand elle subissait toutes les calamités de sa vie d'épouse et de veuve. Elle semble alors concilier ses deux extrêmes conceptions de la vie, tempérant le tout par la joie d'un nouvel enfant dans ses bras, qui va régénérer et raviver son existence maussade.
Ce qui est surprenant avec
Maupassant, c'est le changement de ton et d'ambiance entre
Bel-ami, ses nouvelles dynamiques et ce roman qui est sinistre. Cela demande du courage à l'auteur de se proposer un tel sujet, décrire
une vie à la fois monotone, terne, ponctuée de désastres, sans réel redressement de situation. le style
De Maupassant sauve un peu ce décor lugubre car il pénètre profondément dans l'état d'esprit et émotions de chaque personnage, même secondaire comme le curé, il détaille avec passion la Normandie qu'il affectionne particulièrement et cela se ressent, les détails du château et des environs sont précieux et l'on se forme aisément des images en tête. Côté personnage, j'ai lu à droite à gauche que l'on a envie d'étrangler Jeanne quand on lit le livre, c'est bien naturel, elle pleure sans cesse, par simple nostalgie, pour des catastrophes, comme pour de petites déconvenues et c'est le but de l'auteur de la montrer tel quel. On ne peut tout de même pas la condamner définitivement sans réserves. L'imagination et la responsabilité n'ont pas fait partie de l'éducation de Jeanne, seulement cantonnée à une éducation religieuse dans un couvent où l'on apprend à obéir mais non à gérer quoi que ce soit, ce qui infantilise. Jeanne ne sait rien faire, autant sur le plan matériel qu'administratif, et n'a pas l'autorité personnelle pour développer l'envie d'apprendre et de connaitre de nouvelles choses, ni l'imagination nécessaire afin de se projeter dans l'avenir. Jeanne ne sait que subir et encaisse les coups en pleurant. Même quand elle s'énerve, qu'elle est frustrée d'une mésaventure, sa décision est de fuir (quand elle découvre l'adultère) ou de nourrir constamment les causes d'un désastre (quand elle s'attache avec excès envers son fils, qu'elle l'aide financièrement à outrance dans ses faillites). On se demande comment elle a pu devenir aussi cruche, alors même que ses parents sont ouverts d'esprit, son père surtout, qui à l'esprit sage, bienveillant et qui est lettré. Et puis on se rappelle qu'à la sortie du couvent, à peine majeur, elle a été brièvement étouffée dans un mariage plombant sa vie au moment même où elle aurait dû développer sa personnalité. Après tout Jeanne n'est pas si bête intellectuellement parlant, c'est son caractère, ou du moins son absence de caractère, qui la contraint à l'abrutissement. Si elle avait pu respirer plus longuement à l'âge adulte, sans se marier dans la précipitation, elle se serait forgée un caractère, bon ou mauvais, peu importe, elle aurait acquis un peu d'autorité, envers elle-même et envers les autres. Alors oui bien sûr les moeurs, l'éducation, la religion, tout cela pousse à étroitesse d'esprit les pauvres filles de l'époque, victimes de tout cela. On peut tout de même pondérer cette idée car toutes les femmes, placées dans un environnement identique à Jeanne, ne ressemblait pas trait pour trait à Jeanne non plus, certaines avaient beaucoup de personnalités. Ce qui plaide en la défaveur de Jeanne c'est sa résignation constante, elle semble seulement murir dans sa construction personnelle à la fin du livre, on a un peu envie de
lui reprocher sa prise de conscience tardive, malgré toutes ses circonstances personnelles.