Ce n'est pas
une vie, aurait pu intituler
Maupassant son premier roman. Car c'est une non-vie, celle de Jeanne, élevée au couvent, éprise d'un amour idéal qui se heurte à la réalité brutale d'avoir un homme dans son lit.
Comme Emma, Jeanne ne connaît rien.
Au contraire d'Emma, elle ne se rebelle jamais, elle ne va pas chercher ailleurs.
Son mari la trompe avec la bonne ? Puis avec une comtesse ? Ses parents insistent pour qu'elle accepte la trahison? L'abbé, « curieux des mystères du lit qui
lui rendaient plaisant le confessionnal », comprenant les besoins des hommes, « En connaissez vous beaucoup des maris qui soient fidèles ? ») fait remarquer à son père que sans doute,
lui aussi a fait de même ? Pire, elle découvre que sa mère, comme Emma, a eu un amant.
Eh bien, elle accepte, prisonnière du « trou » du mariage, des mensonges entre ce qu' elle a cru être la vérité de l'amour, et la crudité des premiers instants au lit.
Puis, elle connaît le plaisir, au cours de son voyage de noce en Corse, après avoir joué à l'eau d'une source avec son mari. Une ile, entouré d'eau, la transporte en dehors de ce monde de préjugés où la sensualité est étouffée. Elle est ailleurs, elle est libre, il y a de l'eau, elle connaît la jouissance, dont
Maupassant détaille franchement l'érotisme.
A l'aide d'images explicites, il montre l'exaltation sexuelle de Jeanne au sortir du couvent « Elle descendait, en gambadant , les petites vallées tortueuses, dont les deux croupes portaient, comme une chape d'or, une toison de fleurs d'ajoncs » ne s'appesantit pas sur la traversée de la France en calèche : l'important, c'est la mer, « un triangle de mer bleue » que Jeanne regarde indéfiniment à sa fenêtre, « toute vibrante d'une jouissance exquise » c'est l'eau de p
luie aussi, car il pleut vraiment beaucoup en Normandie « Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air ;et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse. ».
La jouissance, la mer, l'amour de son fils : malgré les apparences de cette vie gâchée, Jeanne , tout en s'engourdissant, car elle n'est pas du tout dégourdie comme Emma, tout en s'ennuyant, parce que les ébats de Corse ne se renouvelleront pas, tout en attendant sans savoir ce qu'elle attend, continue son bonhomme de chemin.
Maupassant a-t-il voulu nous dresser un tableau de la petite noblesse campagnarde de Normandie ? A-t-il voulu faire un réquisitoire de la situation des femmes de ce début du XIX siècle ? A-t-il dénoncé le ligotage lié à la caste, au rang, à la fortune, ligotage des femmes, sous la coupe de la domination masculine ? A-t-il consciemment montré l'impunité des hommes, par exemple le mari, goujat égoïste, qui, en plus de tromper sa femme, veut économiser de façon radin l'argent qui n'est pas à
lui ? Ou du paysan qui n'accepte pas d'être « doté » moins que promis s'il se marie avec la bonne Rosalie (engrossée par le goujat)? Ou du fils unique aimé follement et tellement follement qu'il part, demande sans cesse de l'argent, et ne reparait jamais ?
Ou de la liberté sexuelle des pauvres de la campagne, contrastant furieusement avec la pruderie des classes pourvues ?
A-t-il campé exprès deux personnages totalement différents ? La tante Lison, dont personne ne s'aperçoit de la présence, et qui meurt sans attirer l'attention.
Et puis l'abbé Tolbiac, (remplaçant le prêtre gaillard ) qui extermine une chienne en train de mettre bas, tellement la chair
lui semble haïssable, pour lequel
Maupassant use de qualificatif d'inquisiteur, de haineux, de fanatique rigide. L'un comme l'autre n'existent pas dans leur chair, l'
une, vieille fille résignée, l'autre, intégriste intolérant.
Ou, peut-être, sans autre idée que le conte,
Maupassant raconte, tout simplement, il s'agit d'
une vie comme une autre, banale, acceptée : grâce à son recours stylistique de la répétition , nous lecteurs acceptons sans révolte, pris dans l'alternance des drames et de l'attente pourtant sans fin de Jeanne, à son engourdissement, aux répétitions de ce non-être, cette vie dessinée en creux.
Et c'est un chef d'oeuvre.
La vie, voyez-vous, conclut Rosalie, « ça n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit ».