Tic-tac, tic-tac, les aiguilles des horloges de New York sonnent minuit, mais pas un minuit comme les autres.
Le minuit qui fait basculer les aiguilles du temps d'une année à l'autre et en l'occurrence de 1881 à 1882 :
"Pour la mère irlandaise qui errait dans le quartier de Battery Park et dont le nourrisson venait de périr dans ses bras ; pour le boucher italien qui venait de vendre son dernier morceau de viande de cheval avariée aux squatteurs du terrain vague au-dessus de la 80e Rue, et pour tous ceux entre les deux ; pour les pauvres dont la pauvreté était telle qu'ils en mourraient bientôt, pour les criminels dont les actes n'offraient aucune garantie contre la misère à laquelle ils essayaient d'échapper, pour les gens relativement prospères et modérément respectables, pour les gens modérément prospères et particulièrement respectables, et pour les très riches qui n'avaient pas besoin de se soucier de leur respectabilité, l'an de grâce 1882 venait de débuter."
Mais, selon que le se trouve du bon côté du cadran des quartiers new yorkais, la vie et le temps ne s'écoulent pas de la même manière.
Comme minuit s'oppose à midi, l'obscur s'oppose à la lumière, la richesse s'oppose à la pauvreté, le vice s'oppose à la vertu, le triangle d'or s'oppose au triangle noir.
Et les Shanks s'opposent aux Stallworth...
À moins que cette vision soit celle d'un prisme inversé car de quel côté est la lumière ?, de quel côté est la richesse ? , de quel côté est le vice.?....
À moins que ce soit les Stallworth qui s'oppose aux Shanks...
Tic-tac, tic-tac les aiguilles du temps filent au travers des vies de ces 2 familles.
Mais les aiguilles peuvent révéler sous diverses formes...
Les aiguilles qui servent à tisser une trame telle celle de ce roman rudement bien ficelée.
Les aiguilles qui me font penser irrémédiablement au fil de la vie, aux fils des vies...
Et qui pense fil, vie et destin, donne à renvoyer au mythe des Parques, ou des Moires.
Celles que
Hésiode, dans sa Théogonie [v 211-226], présentent ainsi :
"Nuit enfanta l'odieuse Mort, et la noire Kère, et Trépas. Elle enfanta Sommeil et, avec lui, toute la race des Songes – et elle les enfanta seule, sans dormir avec personne, Nuit la ténébreuse. Puis elle enfanta Sarcasme, et Détresse la douloureuse, et les Hespérides, qui, au delà de l'illustre Océan, ont soin des belles pommes d'or et des arbres qui portent tel fruit. Elle mit au monde aussi les Parques et les Kères, implacables vengeresses, [Clothô, Lachésis, Atropos, qui aux hommes, lorsqu'ilsnaissent, donnent soit heur ou malheur.], qui poursuivent toutes fautes contre les dieux ou les hommes, déesses dont le redoutable courroux jamais ne s'arrête avant d'avoir au coupable, quel qu'il soit, infligé un cruel affront. Et elle enfantait encore Némésis, fléau des hommes mortels, Nuit la pernicieuse ; – et, après Némésis, Tromperie et Tendresse – et Vieillesse maudite, et Lutte au coeur violent.".*
Clotho, "la fileuse", tisse le fil de la vie ;
Lachésis, " la Réparatrice" , le déroule ;
Atropos, " l'Inflexible" le coupe.
Et finalement c'est un peu de tout cela que l'on retrouve dans ce roman aux multiples écheveaux, le côté sombre et par moment des éclairs de lumières. Deux classes que tout oppose, et deux morales diamétralement opposées.
Mais la force de l'auteur est d'éviter de tomber dans un manichéisme trop facile, il donne une vrai consistance à ses personnages, et en même temps une réelle ambiguïté, mais telle Ariane confiant son fil à Thésée, on fini par s'attacher à ces personnages, alors, certes, il y a ceux que l'on adore détester et à l'opposé ceux que l'on déteste adorer...
L'autre force de ce roman, c'est que tel un artiste de précision, l'auteur semble utiliser la pointe d'une aiguille, pour ne pas dire d'un pinceau, pour créer ses ambiances, ses décors, ce New-York de la fin du XIXe et ses dérives
"Maggie devint dépendante à l'opium durant sa période d'indigence et d'errance dans les rues. Ce n'était pas seulement que les rêves causés par la drogue la détournaient avec clémence de l'infortune de sa destitution, mais aussi que l'opium coupait l'appétit et coûtait moins cher que la nourriture. Si l'on parvenait à se procurer un peu d'argent, acheter au coup par coup les boulettes gluantes vous donnait le droit de rester toute la journée allongé sur les couches de la fumerie ; et sur ces paillasses molles dans des pièces obscurcies, au fond de caves aveugles, les jours s'évanouissaient en heures et des semaines entières s'écoulaient comme s'il ne s'était passé que quelques sulfureuses journées. Une fois, elle s'était rendue à la fumerie en bravant une épaisse couche de neige et quand elle était ressortie, un printemps radieux régnait sur Washington Square et Battery Park."
Et puis il y a ces aiguilles d'or :
"— Une aiguille ?
— Une sorte d'aiguille, dit-elle en haussant les épaules. Une aiguille de Chinois, si vous voyez ce que je veux dire. Elle était en or.
— Pour l'opium ? »
Lady Weale acquiesça."
Mais là dessus je n'en dirai pas, à chacun de se laisser prendre dans les mailles du filet qu'est ce roman...
Tic-tac, le temps passe Tempus Fugit
" Seule restait la montre. C'était une pièce de valeur – de fabrication suisse – et l'intérieur du boîtier était gravé : CYRUS WESTON BUTTERFIELD, DE LA PART DE SON ÉPOUSE DÉVOUÉE. TEMPUS FUGIT, 1871."
L'expression, dont on ne retient qu'une partie, écrite par
Virgile dans les
Géorgiques : " Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus, singula dum capti circumvectamur amore", ce qui signifie : "Mais en attendant, il fuit : le temps fuit sans retour, tandis que nous errons, prisonniers de notre amour du détail."
Et je dois bien avouer qu'elle sied parfaitement à ce roman alors prenez le temps de le lire, vous verrez le temps défiler à une vitesse folle, et vous errerez prisonnier de l'amour du détail de l'auteur....
" Aucune ville n'a la mémoire plus courte que New York. Deux mois avaient passé – novembre et les derniers vestiges de l'automne, décembre annonciateur de l'hiver"
Et voilà que déjà 1883 pointe à l'horizon....
(*
Hésiode - Théogonie - Édition du Centenaire Les Belles Lettres)
PS : merci aux amis pour cette LC remarquable