Tadjikistan, années nonante. L'empire communiste, régisseur de ces lointaines contrées des steppes d'Asie est tombé, la guerre civile a éclaté. Alors que le pouvoir se trouve réparti dans les mains d'anciens soldats, chefs de guerre ou barons de la drogue ; un médecin est tué en plein jour, en pleine ville. Sa femme Vera et ses enfants, Andreï et Zarina sont contraints par leur oncle Djoroub à s'enfuir vers les montagnes d'où leur père était originaire, la mafia pouvant leur ôter à eux aussi la vie. le Pamir tadjik les attend. Mais la famille n'en est pas originaire, moitié russe de part Vera elle a toujours vécu en ville, loin des traditions et des bergers qui la gardent. Arrivés au kichlak, au village, ils réalisent vite que la vie n'est pas simple dans ses vieilles contrées : ils doivent batailler contre la deuxième femme de feu leur père.
Tout cela paraît néanmoins bien simple lorsque surgit Zouhourcho. Cet ancien cadre du parti communiste n'a qu'une idée en tête : affublé d'un cobra qui lui entour le cou, il veut règne en seigneur sur cette partie de montagne, assujettir les villageois à la culture de l'opium et devenir riche. Grâce au soutien du puisse Sangak, il sera accompagné de toute une milice, d'anciens taulards et du très professionnel Davron, militaire de carrière et jusqu'au bout de son âme. Son arrivée brassera les cartes des petites communautés, faisant naître de nouvelles envies, de nouvelles animosités mais créera des liens insoupçonnés entre certains destins qui n'étaient pas faits pour se rencontrer.
Dans ce bouleversement, Zarina, fraîche et espiègle jeune fille aux cheveux d'or va devenir l'objet de convoitises alors que son frère va échapper de peu à la mort pour finalement rejoindre les soldats de Zouhourcho. Oleg, un journaliste imprudent va jouer les conteurs de ses troubles, alors que les villageois, simples rustres sans éducations ou autorité religieuse vont devoir choisir leur camp. L'intrus qui s'accapare les terres ? Les anciennes traditions ? Ou une autre voie entre tout ça, à travers divers jeux politiques ? La clef pour rétablir la paix et l'harmonie ne se trouve certainement pas où on la cherche, mais peut-être qu'un final se seront les faiblesses de chacun qui les pousseront à l'héroïsme ou à la lâcheté.
À travers une multitude de narrateurs, sept différents acteurs de toute l'histoire des kichlak de Talkhak et Voroukh,
Vladimir Medvedev qui lui même a longuement séjourné au Tadjikistan, en a adopté la langue, les coutumes ainsi que les légendes, nous raconte plus qu'une histoire locale : il nous adresse un pamphlet sur les troubles qui ont secoué toute l'ancienne URSS lorsqu'elle s'est effondrée, laissant un trou béant dans le pouvoir que se sont accaparés bien vite divers personnages à l'influence louche, l'ayant trouvée en prison, dans les trafiques de drogue ou essayant simplement de la cueillir, comme une pomme juteuse tombée de l'arbre. Tout d'abord il y a cette famille exilée, qui doit apprendre à vivre parmi des inconnus aux traditions nouvelles et aux intérêts troubles. Ces "Russes" sont peut-être l'alpha et l'oméga du récit, alors qu'on les croît perdus on les retrouve à gauche à droite, dans les envies de Zouhourcho comme dans les yeux de Davron ou dans les racontars des soldats de divers allégeances.
Mais l'auteur a plus en tête que simplement raconter les pérégrinations de ses personnages : à travers eux on découvre la richesse de ces régions, de la religion aux coutumes ancestrales, sans oublier le riche vocabulaire tadjik qui est resté dans la traduction française qui nous propulse bien loin de nos foyers, sur le flanc d'une montagne riche en histoire. On voit que les Tadjikistan et les Tadjiks lui ont touché le coeur et l'âme et c'est ce qui rend le récit de Zahhâk si puissant. Il ne s'agit pas uniquement d'un roman, ni même d'un traité ethnographique. On se trouve entre l'un et l'autre, dans une sortie d'épopée contée par un passionné. Pour entrer dans ce pays dont on ne connait quasi rien ici, à part quelques troubles que nos médias relayent, quelle meilleure porte d'entrée ?
Mais Zahhâk n'en reste pas moins un récit captivant, où l'on se prend à essayer de surprendre une intrigue grâce aux classiques qu'on a tous lus. Mais Medvedev ne s'est pas laissé prendre par les simplicité d'une histoire d'amour impossible, d'un héros que l'on voit grandir ou d'un méchant antagoniste charismatique et inébranlable. Bien au contraire, le journaliste de profession dresse un portrait très humain de tous ces personnages, parfois forts mais aussi fébriles. Même Zouhourcho, qui paraît tout-puissant grâce à son serpent lui léchant le cou n'est qu'un homme, qui tremble parfois, qui a peur et qui est aussi perdu que chacun alors que de nouvelles responsabilités lui incombent. Il n'y a pas de héros littéraire non plus, comme il n'y a pas de grand méchant absolu. Chacun, que ce soit dans un trait de génie, dans une erreur ou par un concours de circonstance venu de plus haut peut changer le cours des choses. Comme Pois-Cassé, perçu comme un avide idiot, qui se retrouvera dans les petits-papiers du maître des lieux. Ou comme la Courge, simple adolescent, qui croisera le chemin de Zarina. Ou peut-être comme Davron, qui dans l'ombre fomente des plans.
Zahhâk, le roi serpent contient tout ce qui fait un chef-d'oeuvre : d'une intrigue qui prend son temps pour se développer mais ne laisse rien ni personne derrière ; de personnages captivants, chacun différents mais tous unis par le chaos apporté par Zouhourcho et la chute du régime soviétique ; un désir de retranscrire et faire partager des endroits méconnus, pourtant uniques et plein d'une richesse culturelle. On se prend à voyager sur les chemins de gravier avec Andreï & Zarina unis contre le destin, Davron toujours droit et fier, Djoroub se retrouvant entre tous, Karim qui décide de son chemin, Oleg le journaliste qui nous apporte un éclairage extérieur sur ce qui se passe, ainsi que l'éminent cheikh Vahhob qui dans sa sagesse va essayer de sauver son kichlak de la perte. Plus encore que le Pamir ou ses habitants,
Vladimir Medvedev arrive avec brio à nous sortir du local pour nous montrer le global, nous mettre un miroir devant le visage, nous rappelant que nous même connaissons sous une autre forme les tourments de chacun des Tadjik présentés. Une réussite totale, dont le style d'écriture amène sans forcer chacun des événements, chacun des contours du récit.