Brad, à ce stade, ne savait plus si elle luttait pour vivre ou pour passer. Il lui semblait parfois que la vie s'accrochait à sa cage thoracique comme une perdue qui refusait de lever le siège.
Quand il rejoignait les autres après avoir entravé son cheval et qu'elle était avec eux autour du feu, le plus souvent, il crachait de côté en la regardant au front et aux mains mais jamais dans les yeux. Il le fit systématiquement jusqu'à ce qu'un soir, elle l'imite avec tant de précision que Jeffrey s'en étrangla de rire.
Dès qu'elle avait paru à ses yeux, il l'avait reconnue. Avant même de la trouver hors de portée, au-delà de la beauté, avant même de distinguer les traits de son visage. Sa démarche, la qualité de l'air qu'elle déplaçait, la fluidité du silence qui l'entourait, la densité de son être avait absorbé toute son attention.
Les longues heures de chariot que Jeffrey passait avec ses boules de cire dans les oreilles, il les occupait à prévoir l'espace de la ville et de la lande dont son frère rêvait, qu'ils allaient atteindre et qui deviendrait leur royaume. Lui qui avait exploité la tourbe pendant ses vingt premières années, la tourbe noire des plateaux râpés par le vent, il le voyait comme une étendue vaste, vallonnée, agréablement forestière, d'où il serait aisé de tirer de belles prairies et suffisamment de bon bois pour la construction et le chauffage. Si on pouvait y trouver de quoi faire des lauzes, un gros ruisseau pour la pêche, un bon climat pour les roses et les clématites, et que le tout soit situé à moins de quarante miles d'une ville paisible dotée de deux ou trois saloons, il se considérerait comme le plus heureux des hommes.
Le lendemain midi,quand la ville sortit de son sommeil réparateur, il y avait des flaques de mousse devant les bains, des draps et des tissus froisses dans la chambre de Sally, et des amants gratuits, épuisés, à tous les carrefours.
Sally et Arcadia s’étaient entendues sur une nouvelle forme d’intervention musicale. D’un commun accord, elles avaient renoncé aux concerts qui mettaient tout le monde à feu et à sang et laissaient ensuite le saloon plus flasque qu’une baudruche essoufflée. Elles avaient opté pour une petite routine rassurante, cravachée de temps en temps selon les circonstances. Arcie se plaçait directement derrière son armoire en fond de salle et accompagnait le choc des verres et la confusion des conversations par des moulins bien huilés que personne ne semblait entendre mais qui faisaient tranquillement picoler tout le monde. Elle suivait les humeurs de la salle, en les contrant ou en les accentuant selon sa complexion du moment, et soulignait les entrées et les sorties qui devaient l’être. Quelques-uns avaient leur thème à eux. Le défilé des putes à l’ouverture était une petite marche bien enlevée avec de grossiers dérapages, et le gong de fin, une pluie rafraîchissante pour les crânes endormis ou bouillonnants. Quand elle voyait entrer son sauveur d’archet, Arcadia ne manquait jamais de le saluer en jouant une transposition de son cri de guerre qui faisait sursauter les âmes sensibles et dévier quelques trajectoires de verres.
(...) mais la forêt il la chérissait.Elle était pour lui un refuge, elle le nourrissait, elle le berçait quand il en avait besoin.Il pouvait y disparaître en un clin d'oeil.Il avait recours à elle.
Au point où il en était, avec pour tout bien ses vêtements et le fusil qui lui servirait à fendre le crâne de l'enfant de salaud qui ne vaudrait pas une balle quand il le retrouverait, à ce point-là, iln'espérait plus qu'une chose : que l'orage crève et qu'il soit aussi violent que sa colère !
Personne dans l'Ouest ne recommandait les maquignons et les vachers pour leur honnêteté innée mais présenter ce genre de bête à la vente ou à l'échange c'était friser l'insulte.
Il est difficile de faire justice soi-même sans être en butte au jugement collectif qui veut tout réguler.