« Neige de printemps » est le premier tome de la quadrilogie-oeuvre testamentaire de
Yukio Mishima. Estimant avoir tout écrit dans ces quatre romans, avoir exprimé toutes ses obsessions littéraires, il s'est donné la mort par seppuku dès les dernières lignes du dernier tome achevées.
Lecture difficile et exigeante, car parfois inégale, que cette « Neige de printemps » ! Mais tellement enrichissante une fois terminée. J'ai commencé ce roman il y a environ trois ans, lu une cinquantaine de pages avant de le laisser, non convaincue par la lenteur de ces premières pages (quelques longueurs viennent rendre la lecture un peu plus laborieuse). Mais quelque chose, un goût d'inachevé peut-être, le sentiment de passer à côté d'une oeuvre littéraire majeure, m'a persuadée d'y revenir, et je ne le regrette pas.
« Neige de printemps » narre donc principalement (mais il y a beaucoup d'histoires imbriquées) les amours contrariées de Kiyoaki Matsugae, héritier d'une riche famille de l'aristocratie récente (issue toutefois d'une lignée de samouraïs), et de Satoko Ayakura, provenant quant à elle d'une ancienne famille de la noblesse de Cour, mais assez désargentée. Les liens entre les deux familles sont serrés depuis longtemps, car le marquis Matsugae avait confié l'éducation du jeune Kiyoaki à la famille Ayakura afin qu'il acquière les manières raffinées (cet adjectif reviendra souvent dans le texte) et délicates de la noblesse de Cour. L'on comprend ainsi rapidement la différence de statut et d'éclat entre nouvelle et ancienne aristocratie, dans un contexte sociologique mouvant puisqu'au moment où se déroule le roman (dans les années 1910), le Japon est en pleine transition, entre lent abandon des traditions millénaires et ouverture vers la modernité de l'Occident (l'ère Meiji touche à sa fin).
Amours contrariées car si la relation entre les deux jeunes gens aurait pu trouver à un moment une issue heureuse, elle ne put s'épanouir réellement (si tant est que ce terme convienne) que dans la difficulté et le tragique, en raison principalement du caractère compliqué, introverti (et passablement égoïste) de Kiyoaki Matsugae.
Ce dernier m'a en effet perturbée dans ma lecture, tellement j'ai été souvent en désaccord avec lui : son égoïsme m'a souvent contrariée, étonnée, indignée. Ses actions et pensées ne prennent que pour point de départ et d'arrivée sa petite personne indécise, sans envies, qui ne peut trouver de sens à sa vie, et les autres n'ont qu'à se conformer à lui, jamais l'inverse (tout du moins au début du roman, car il semble évoluer à la fin, tout occupé par la mortification, manière de vivre l'absolu de sa passion). N'importe quelle petite incompréhension, malentendu, tourne avec lui à la plus grande des offenses ! J'ai souvent eu envie d'abandonner le roman tellement il m'énervait…
Mais cet égoïsme, cette aridité des sentiments et des situations, qui ne peuvent souvent aboutir qu'à la mort (par suicide, symbolique ou non), sont en réalité nécessaires car participant au sens que Mishima a voulu donner à son roman (la mer de la fertilité est le nom d'une plaine désertique de la lune, sans air, sans rien, donc sans vie). Pas étonnant dans ce cas que cette histoire d'amour ne mène qu'au gâchis…
Les relations entre les différents personnages sont également compliquées, toujours situées dans une hiérarchie (trait typiquement japonais, c'est vrai), dans des rapports de soumission/domination (je pense particulièrement au personnage d'Iinuma, le jeune précepteur de Kiyoaki, qui n'a pu apprécier ce dernier qu'une fois qu'il a connu la dépravation et donc perdu un certain respect de lui-même ; il m'a d'ailleurs fait penser, par son caractère fuyant et instable, au personnage principal du « Pavillon d'or ») et dans le calcul psychologique. Seule la jeune Satoko, personnage lumineux du roman, se distingue, mais n'échappera pas aux calculs et manipulations dont elle est elle-même incapable, pour sa plus grande perte (le déshonneur).
Enfin, et je garde le meilleur pour la fin, ce roman est un régal d'écriture. On ne peut que s'incliner (même si la version française est une traduction de la version anglaise, elle-même traduction du japonais ; Mishima, comme l'explique très bien l'intéressante préface de l'édition folio - dédiée à la traduction d'une oeuvre -, voulait que toute traduction de son oeuvre soit faite à partir de la version américaine, car elle « rendait parfaitement sa pensée et son style ») devant le caractère grandiose de son écriture, tantôt sensuelle (quel meilleur exemple que la scène de la balade en calèche sous la neige de Kiyoaki et Satoko, qui échangèrent leur premier baiser), tantôt sèche et aride, ou exaltée quand il s'agit de décrire les paysages naturels japonais.