Deuxième volet de la tétralogie « La mer de la fertilité ». Après le premier, « Neige de printemps », histoire d'une passion contrariée, Mishima s'attelle à un roman beaucoup plus moral et politique, qui s'appuie sur l'éthique des samouraïs appliquée à un Japon enfoncé dans une crise économique et sociale.
On est en 1932. Shigekuni Honda, juge à la Cour d'appel d'Osaka, a trente-huit ans. Dix-neuf années se sont écoulées depuis que le lecteur du premier tome de la “Mer de la fertilité“ l'a quitté, au moment de la mort par infection de son ami Kiyoaki Matsugae. Honda, qui ne s'en est jamais remis, est amené à rencontrer le jeune Isao Iinuma, champion de kendo, lors d'un tournoi, et le hasard le conduit à le voir dénudé et à constater qu'il a les mêmes grains de beauté que Kiyoaki, aussi curieusement distribués sur le flanc du buste. Les coïncidences chronologiques entre la mort de son ami et la naissance du jeune homme, provoquent un choc chez Honda, pourtant rationaliste au dernier degré : il se persuade que Kiyoaki s'est réincarné en Isao. D'autres preuves accréditeront cette hypothèse dans le roman.
Isao, malgré ses vingt ans, est un personnage cuirassé de certitudes. Il a été fasciné par la lecture d'un récit mythique, La société du Vent Divin, qui relate une insurrection à la fin du XIXe siècle qui a échoué et s'est soldée par le seppuku (suicide par la lame) des combattants survivants, à l'instar des samouraïs. Rituels sacrés, codes d'honneur, bravoure, rejet de l'Occident et de la modernité, utilisation exclusive du sabre pour se battre, maîtrise de la mort, caractérisent ces combattants extrêmes (nationalistes ou d'extrême droite, dirait-on aujourd'hui) qui vénèrent les Dieux, la patrie et l'Empereur.
Isao se construit un corps et un esprit sur la base d'une pureté absolue, d'une intégrité exemplaire, d'une sincérité à toute épreuve, et cherche à reproduire l'exploit des sociétaires du Vent Divin. Il fonde ses convictions sur les inégalités sociales qui engendrent au Japon misère et chômage. Passionné, sévère, rigide et adulé, il réunit une vingtaine de jeunes gens aussi exaltés que lui et met au point l'assassinat de vingt magnats de la finance et de l'industrie, suivi par chacun des membres du groupe d'un seppuku en bonne et due forme. Il y a aura une moitié du groupe et un lieutenant qui feront défection mais n'entameront pas la détermination de ceux qui sont restés fidèles. Par la réaction de l'armée à ces actes terroristes, Isao espère la Restauration de l'Empire nippon.
Une dénonciation empêchera les assassinats de se produire et les insurgés auront des peines symboliques, peut-être grâce à Honda qui a troqué sa toge de magistrat pour une robe d'avocat. Mais cela n'empêchera pas Isao d'aller, seul, au bout de ses chimères.
L'argument de ce deuxième volume de la “Mer de la Fertilité“ peut paraître obsolète au lecteur d'aujourd'hui, il illustre pourtant parfaitement ce qu'était le Japon il y a encore quelques décennies, sa puissante culture traditionnelle, ses réticences à entrer dans le monde moderne, sa crainte de toute corruption de ses valeurs millénaires, son ancrage physique, charnel aux éléments naturels, soleil, lumière, arbres, fleurs…
On retiendra le balancement de Honda - qui a dû être celui de l'auteur - entre un rationalisme affirmé et l'irruption dans un monde mystique, sacré qui laisse une place de choix à la réincarnation, transcendant ainsi la réalité. On notera l'obsession de la pureté chez Isao et celle de l'action lui faisant reprendre la sentence de son modèle, le sage Wang Yang-Ming : « Savoir et ne pas agir, ce n'est pas encore savoir ».
Enfin, il est probable que Mishima partage peu ou prou l'idéologie d'Isao, et cela explique certaines longues digressions théoriques que la traduction, parfois trop littérale, ne rend pas fidèlement. Ce roman reste un chef d'oeuvre, sombre, tourmenté, esthétisant, d'une seule respiration, dépourvu de pause, tout entier fasciné par la mort. L'auteur a-t-il abordé un sujet qui anticipe sa propre fin par le seppuku, peu après la publication de la tétralogie ?
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