Une fois n'est pas coutume, je trouve nécessaire de rendre compte ici non pas d'un roman de cet auteur, mais de quatre d'entre eux qui me semblent étroitement liés.
Akira Mizubayashi est japonais, mais c'est en français qu'il écrit des romans prenant la musique pour thème central. Cet écrivain est un cas tout à fait exceptionnel, pour au moins quatre raisons :
- primo, parce qu'il n'est pas nativement d'origine franco-japonaise, il a appris la langue française réellement comme une langue étrangère et relativement tardivement ; pour moi qui maîtrise l'allemand couramment, je mesure à quel point je serai bien incapable d'atteindre un tel niveau de jeu littéraire avec cette langue, qui appartient pourtant au fonds des langues européennes, et dont la distance linguistique est minuscule rapportée à celle, abyssale, qui sépare le français du japonais !!!
- secondo parce qu'il se sert de la langue française avec une époustouflante virtuosité et une justesse tout à fait exceptionnelle pour rendre compte d'émotions musicales, ce qui est rarissime comme j'ai pu le constater car, au cours de mes lectures, j'accorde une attention particulière aux écrivains qui tentent de rendre compte d'un autre art, comme par exemple Grainville avec "L'atelier du peintre" (cf recension) ou "Falaise des fous" (cf recension),
Proust étant bien le seul à restituer, magistralement, ses perceptions tant de la musique (Vinteuil) que de la peinture (Elstir)...
- tertio parce que l'intrigue de ses romans repose toujours sur une grande rencontre amoureuse narrée avec une remarquable pudeur : pas de scène scabreuse, pas de pornographie graveleuse, c'est là encore tout à fait exceptionnel dans la littérature d'aujourd'hui !!!
- quarto parce que ces romans, écrits et publiés ces dernières années, illustrent comment et combien les conséquences des horreurs commises pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) influent aujourd'hui encore sur le cours de la vie des générations postérieures.
L'auteur recourt à la technique musicale désignée par l'expression "variation sur un thème". En effet, la trame de ces quatre romans est la même : avant la Seconde Guerre mondiale, un jeune japonais est amené à poursuivre ses études à Paris, où il fait la rencontre – délicatement amoureuse – d'une jeune française. La mobilisation générale contraint le jeune homme à rentrer au Japon, sa compagne devenant la mère d'un enfant conçu juste avant la séparation. Variation propre à chaque roman : deux générations plus tard, les petits-enfants découvrent ce passé...
Ces dernières années, l'auteur a publié une trilogie consacrée aux instruments à cordes (violon, alto, violoncelle) :
- Mizubayashi Akira (1951-) – "Ame brisée" – Gallimard / Folio, 2019 (ISBN 978-2-07-292121-6)
Lecture qui me servit de découverte de cet auteur ; l'instrument de musique central est ici le violon. L'âme en question étant ce minuscule petit cylindre de bois qui instaura la Grande Différence avec la famille des violes de gambe...
- Mizubayashi Akira (1951-) – "
Reine de coeur " – Gallimard / Folio, 2022 (ISBN 978-2-07-301739-0)
L'instrument de musique central est ici l'alto, ce grand violon accordé une quinte en dessous du violon, doublant à l'octave les cordes du violoncelle. L'exercice est méritoire, car les pièces originales écrites spécifiquement pour cet instrument sont d'autant plus rare que l'auteur se limite à la période de la musique occidentale depuis l'époque classique (l'alto avait un rôle plus gratifiant jusqu'à l'époque baroque) : j'en sais quelque chose, puisque j'ai moi-même suivi un cursus d'altiste dans ma jeunesse.
- Mizubayashi Akira (1951-) – "
Suite inoubliable " – Gallimard NRF, 2023 (ISBN 978-2-07-303211-9)
Ce volume était impatiemment attendu par les violoncellistes (dont je suis dorénavant, en tant qu'humble amateur baroqueux). Non moins évidemment, le répertoire évoqué tourne autour de ces six "suites" de J.S. Bach pour violoncelle seul, écrites pour et retranscrites par Anna-Magdalena, qui vinrent fonder et consacrer l'incontournable ampleur de cet instrument dans cette tessiture (de baryton, grosso modo), pour devenir l'une des oeuvres incontournables de la musique occidentale. Dommage que l'auteur ne connaisse pas mieux l'apport apporté par la ré-étude de cette musique à la lumière de la redécouverte des fondements de la musique baroque.
Mais leur exhumation par
Pablo Casals (dont est évoqué "le chant des oiseaux" p. 216) constitua un évènement majeur : c'est également par lui que je découvris ces suites il y a maintenant presque soixante ans (!), oeuvres qui ne m'ont plus jamais quitté... et qui furent à l'origine de ma décision de me consacrer dorénavant au violoncelle baroque.
Un roman antérieur :
- Mizubayashi Akira (1951-) – "
Un amour de Mille-Ans " – Gallimard / Folio, 2017 (ISBN 978-2-07-278229-9)
Toujours sur la même trame, l'auteur évoque ici la rencontre d'une cantatrice, ou plutôt de sa voix de soprano. J'adhère volontiers au postulat énoncé ici par l'auteur : une belle voix féminine exerce (sur la plupart des hommes ?) un pouvoir quasi ensorcelant (p. 153-155). le roman tourne principalement autour des "Noces de Figaro" (Mozart), l'un des sommets de la musique occidentale. Les perspectives ouvertes par les remarques formulées pp. 87-88 sont d'une extrême justesse. Plus rigolo (pour moi), l'auteur évoque (pp. 162) un Lied de Schubert (Gute Nacht) que je suis précisément en train de travailler.
Par ailleurs, sans y insister, l'auteur révèle un peu de sa façon de travailler pour obtenir cette maîtrise ahurissante de la langue française : il rend hommage (p. 73) au "Petit Robert" puis explicite plus longuement (pp. 156-157) pourquoi et comment il se mit à l'apprentissage du français.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces romans, mais le plus simple, c'est encore de les lire, puis de les offrir autour de soi, à toute personne sensible de près ou de loin à la musique...