Difficile de rester soi-même quand on a ce que les autres femmes rêvent d'avoir, non ?
En arrivant à Berlin, elles avaient vu d'innombrables touristes le long du Mur qui essayaient d'en détacher un fragment à l'aide d'une clé, d'une pierre, bref, de ce qui leur tombait sous la main. On aurait dit des corbeaux autour de l'immense carcasse d un dragon qui aurait jadis fait régner la terreur sur ville.
Les mille autres chemins que nos vies auraient pu, et peut-être dû, prendre nous restent à jamais incon-nus. C'est probablement pour le meilleur. Certains secrets sont faits pour demeurer secrets. Ce n'est pas
Pandore qui vous dira le contraire.
Maman a peut-être raison. Ce n'est qu'une question d'ego, songea-t-elle, convaincue de toucher du doigt quelque chose d'essentiel. Ils pouvaient tomber amoureux de parfaits inconnus ou avoir le courage et l'humilité de se débarrasser d'une partie essentielle d'eux-mêmes pour se dévoiler vraiment et redevenir « autre ». Connaître les goûts musicaux de son conjoint ne suffisait pas. Pourtant, c'était tellement plus simple de faire comme s'il n'y avait rien d'autre à savoir et de vivre en bons camarades que de baisser la garde et se mettre à nu. Comment partager une véritable intimité avec son époux, lui faire part de la colère enfouie au plus profond de votre être ou de vos peurs les plus banales quand la minute précédente, il se curait les dents devant vous?
N'était-il pas trop tard pour parler de ce genre de choses une fois qu'on avait fait salle de bains commune et qu'on se disputait à propos du lave-vaisselle ?
Tomber amoureux. N'étaient-ils pas trop vieux pour s'exprimer ainsi ? À vingt ans, on évoque ses sentiments avec tant de gravité ! Amusant, non ? Car au fond, tout cela n'est que... chimique ! Hormonal !
Une vue de l'esprit ! Elle aurait pu tomber amoureuse de Connor. Sans problème. Il n'y a rien de plus facile.
C'est à la portée de tous. Le vrai défi avec l'amour, c'est de le faire durer.
Tu es déjà passée par là. Tu n'en mourras pas. Tu as l'impression de suffoquer, mais en réalité, tu respires. Tu as le sentiment que tu ne cesseras jamais de pleurer mais un jour, tes larmes ne couleront plus.
Une fois les filles au lit, elle ferait ce qu’elle brûlait de faire depuis le début. Elle ouvrirait cette satanée lettre.
Quel soulagement d’être sur d’au moins une chose quand à l’avenir! Quelque soit la suite des événements, elle ne serait pas candidate. C’était tout bonnement impossible. La femme qu’elle était aujourd’hui n’avait rien à voir avec Cécilia Fitzpatrick. Elle avait cessé d’exister à la minute où elle avait lu cette lettre.
Manque de chance, il n’y avait pas pire moment que le Vendredi saint pour être admis en traumatologie. Week-end de Pâques oblige, le personnel avait pour ainsi dire déserté. Aussi, Cecilia ne rencontrerait pas « l’équipe de réadaptation » de Polly avant plusieurs jours. Kinésithérapeute, ergothérapeute, psychologue, prothésiste… Savoir qu’il y avait autant de procédures et autres documentations que de spécialistes était à la fois réconfortant et effrayant. Tant d’autres parents étaient déjà passés par là. Pourtant, chaque fois qu’on lui exposait de manière totalement dépassionnée ce qui les attendait, Cecilia perdait le fil, hébétée par le choc. Ce qui était arrivé à Polly ne semblait surprendre qu’elle. Personne, ni infirmier ni médecin, n’avait pris Cecilia par le bras en lui disant : « C’est fou. Je n’arrive pas à y croire. » Cela dit, le contraire l’aurait déconcertée.
Elle se tourna vers Polly en songeant que la vie ne les avait pas préparés à ce drame. Car, même si l’on essaye de se mettre à la place de celui qui se noie dans les eaux glaciales de l’Atlantique ou qui vit séparé des siens à cause d’un mur, seule la tragédie qui nous frappe personnellement– pire, celle qui frappe nos enfants– nous fait vraiment souffrir.