Encore un écrivain majeur que je découvre sur le tard.
Un Don met en scène les jeunes Etats-Unis de 1690. A l'époque, le pays en est à ses balbutiements. Il est peu à peu colonisé par des Européens ayant un compte à régler avec le Vieux continent. Ce sont des hommes criblés de dettes, des criminels en cavale, des prostituées, des femmes vendues par leur famille à un époux Américain. Des communautés s'implantent, se développent presque en autarcie et les lois peinent à s'imposer, hormis celles du puritanisme protestant.
Nous suivons les trajectoires entrelacées de plusieurs personnages.
Lorsque le récit n'est pas à la 3e personne, nous entendons la voix de Florens. Jeune fille noire et esclave, celle-ci vivait avec sa mère et son jeune frère sur l'exploitation du Senhor d'Ortega. Celle qu'elle nomme a minha mãe l'a livrée, alors qu'elle était encore enfant, à un étranger, Jacob van Aark, en paiement d'une dette. Depuis, Florens ne cesse de voir sa mère en rêve, de revivre ce rejet originel. Elle tombera amoureuse d'un forgeron, Noir mais libre, venu décorer la maison de son maître.
Sur la propriété des van Aark, coupée du monde, évolue d'autres protagonistes. Lina, Amérindienne elle aussi réduite en esclavage, a vu le massacre de sa tribu. Très proche de la maîtresse de maison, elle prend Florens sous son aile. Sorrow, une autre esclave, est la seule rescapée d'un naufrage. Deux jeunes gens, Willard et Scully, travaillent également sur la propriété, en attendant de pouvoir racheter leur liberté et rembourser la traversée qui les a menés en Amérique. Enfin Rebekka, femme de Jakob, presque chassée par sa famille en vue du mariage avec ce colon, perd ses enfants les uns après les autres.
Le roman est relativement court (moins de 200 pages) mais se révèle extrêmement riche de thèmes et d'images.
La narration n'est pas linéaire, les ellipses et retours en arrière sont fréquents et l'on passe d'un personnage à un autre. le récit relate indifféremment leur enfance ou l'âge adulte. le lecteur doit donc être attentif aux quelques indices temporels, spatiaux que lui livre l'auteur.
Toni Morrison offre ici une peinture des Etats-Unis originels. Un monde bien loin de l'American dream où cohabitent violence, fanatisme religieux et esclavage.
La notion de race destinée à la servitude en est encore à ses prémices : le roman met en scène aussi bien des Noirs, des indigènes, des métisses ou des Blancs esclaves. Cependant, les premières lois discriminatoires anti-Noirs se font jour. La mère de Florens évoque elle-même sa perte d'identité, quand amenée enchaînée d'Afrique, elle est devenue une simple negrita dépourvue de culture et d'histoire. Les luttes raciales commencent également à émerger et le Sud du pays voit les premières plantations se développer. L'Europe perçoit le bénéfice de cette main d'oeuvre gratuite et abondante, qu'elle traite comme du bétail.
Mais le thème de la servitude dépasse ceux de l'esclavage et du racisme. Il est lié à celui de la féminité intrinsèquement. Sur le navire qui la mène en Amérique, la jeune Rebekka réalise qu'une femme ne peut être que "servante, prostituée ou épouse", ce qui revient presque au même. Les viols et les grossesses plus ou moins souhaitées reviennent comme des leitmotive de l'oeuvre. La passion amoureuse éprouvée par Florens est également, dans sa violence, une forme d'asservissement.
Le rapport mère/enfant est une autre clef de ce roman. Florens ne comprend pas l'abandon de sa mère et n'éprouve elle-même aucun attrait pour les enfants. Pourtant c'est bien l'amour maternel, inconditionnel, qui a commandé ce geste. Mais Florens ne parviendra pas à le saisir et à gagner la paix. Lina est une figure de mère adoptive pour la petite esclave et se console par là-même de l'absence de sa famille. Sorrow, fille sans mère et garçon manqué, est transfigurée par la maternité et y trouve son identité. Dans le même temps Rebekka voit mourir ses petits les uns après les autres et perd ainsi le seul espoir d'amour qui lui restait. Amour qu'elle projettera dans une foi exaltée.
La féminité tient une place centrale dans le roman. Face à ces femmes sans racines, les hommes sont souvent réduits à des figures de maîtres, plus ou moins doux, ou tout du moins de dominateurs. Seuls les esclaves, avec les figures de Willard et Scully, sont tout autant asservis que leurs homologues féminins.
Tous ces drames passés sous la plume poétique de
Toni Morrison deviennent des symboles d'êtres en errance, d'un pays en devenir.
Les principaux protagonistes vivent entre eux, recréant une fausse famille aux liens peu à peu distendus. La nature, magnifiquement décrite comme une sorte d'Eden, est aussi un lieu menaçant et laissé à l'abandon. Foisonnant, le roman donne à voir des portraits complexes, des scènes entremêlées qui dessinent le destin d'humains et d'une nation.
Lien :
http://los-demas.blogspot.fr..