Originaire d'Oakland en Californie,
Leila Mottley commence l'écriture de son premier roman à l'âge de 17 ans, profondément marquée par un scandale retentissant autour de policiers impliqués dans l'exploitation sexuelle de mineures. Deux ans plus tard, elle publie
Arpenter la Nuit qui est immédiatement remarqué par la critique et le public, la propulsant de fait au sein des 10 auteurs noir(e)s les plus talentueux de sa génération selon le prestigieux New York Times.
Traduit par
Pauline Loquin au sein de la collection Terres D'Amérique chez Albin Michel,
Arpenter la Nuit est un premier roman dur qui n'a pas fini de faire parler de lui.
À la porte de l'appartement où vivent Kia et son frère Marcus, une affichette collée. Encore. Loyer impayé. Encore.
Dehors, une piscine pleine de merdes de chien et puis High Street, un quartier pauvre de la ville d'Oakland non loin de San Francisco. C'est ici que prend place l'histoire d'
Arpenter la nuit et que
Leila Mottley va nous mener au coeur des ténèbres.
Kia, personnage principal de ce récit, a dix-sept ans.
Malgré son jeune âge, elle doit trouver un moyen de gagner assez d'argent à la fois pour conserver l'appartement où elle loge avec Marcus, mais également pour acheter de quoi manger et s'occuper de Trevor, son petit voisin de neuf ans dont la mère, Dee, tient plus du fantôme que d'autre chose.
Dans ce tableau familial, deux absents évidents.
Le père d'abord, ancien Black Panther mort d'un cancer de la prostate plusieurs années après sa libération de prison, et la mère ensuite, condamnée et enfermée également pour un fait longtemps tenu secret par notre narratrice.
Même si Marcus est de loin le plus âgé à la maison, il a complètement perdu le sens des réalités depuis qu'oncle Ty a percé dans le milieu du rap…et qu'il s'est mis dans la tête qu'il était capable de la même chose à son tour. Sauf que le succès semble encore (très) loin.
Que reste-t-il dès lors comme solution à Kia ? Chercher un job dans les bars des environs, sans expérience, sans véritable espoir. Jusqu'à ce qu'un soir, l'intolérable se produise et qu'un homme la viole avant de la payer, la prenant pour une prostituée. Kia, dans un état second, s'aperçoit alors qu'elle peut utiliser son corps pour obtenir de l'argent. Kia, en mettant de la distance avec l'horreur, comprend qu'elle tient là une solution à sa misère.
Un ultime espoir qui ressemble à une condamnation.
Pourtant, le calvaire de Kia ne commence réellement que lorsqu'elle est interpellée sur le trottoir par un agent de police. Elle se retrouve alors piégée dans un système odieux d'exploitation sexuelle dont personne ne semble en mesure de la protéger.
On le comprend très rapidement en entrant dans
Arpenter la nuit, le récit ne sera pas facile, au contraire même. Mais cette rudesse ne doit pas vous duper, car derrière les évènements horribles rapportés par Kia se cache la sensibilité poignante d'une jeune fille à qui l'on vole ses instants de bonheur et de naïveté. Une enfant privée de son droit à l'insouciance.
Grâce à la poésie de
Leila Mottley, l'histoire ne se limite plus à une plongée dans les horreurs de la prostitution et à la condamnation ferme d'une police qui possède la nuit comme elle possède le corps de Kia. C'est dans les pensées et les espoirs de celle-ci que s'immisce l'autrice américaine, lui rendant sa force et sa dignité tout en essayant de comprendre les conséquences d'une telle violence autant psychologique que physique sur une jeune fille de cet âge.
Arpenter la nuit est un roman de luttes autant qu'un récit intime et sensible.
Leila Mottley nous parle de la condition des jeunes filles noires à travers le poids qui pèse sur les épaules de Kia, à la fois possession de son frère depuis l'emprisonnement de sa mère, et protectrice de la cellule familiale qui s'est désagrégée depuis longtemps autour d'elle. de façon admirable, l'autrice donne une force de caractère étonnante à son héroïne mais aussi une fragilité qui se terre derrière une carapace bien trop lourde à porter pour elle. Chronique de la misère sociale mais aussi des violences policières qui secouent régulièrement les États-Unis (et sous un angle quasiment jamais abordé jusque là), l'histoire de Kia va au-delà de la pauvreté et de la drogue, elle parle de la violence faites aux femmes par les hommes, notamment par les hommes en position de pouvoir, et de la difficulté à trouver sa propre sexualité quand autour tout n'est qu'abus et blessure.
Pourtant, on trouve encore tant de beauté dans ce roman. La beauté d'une gamine qui aime tellement son frère qu'elle ferait n'importe quoi pour le ramener au réel, la tendresse d'une jeune fille qui endosse le rôle de mère de substitution pour un petit garçon livré à lui-même, la résilience d'une victime pour que l'injustice cesse et que l'avenir redevienne promesse, l'amour découvert dans les bras d'une amie.
Au coeur de ce premier roman, c'est la question de l'appartenance qui apparaît en filigrane. La possession d'un corps, celui de Kia, qui semble être à tout le monde sauf à elle. Un corps utilisé par les hommes comme bon leur semble, un coeur confié à un frère déjà ailleurs, une vie laissée à la rue et à sa sauvagerie. La jeune fille ne s'appartient pas, car, au fond, elle n'a pas le temps de s'approprier son corps, elle n'a pas le temps d'être et d'exister. Elle n'a que le temps de survivre. À peine.
Ce qui secoue profondément dans
Arpenter la nuit, c'est l'aptitude de
Leila Mottley à montrer les sacrifices d'une gamine qui fonce vers l'âge adulte à marche forcée, c'est la cruauté d'un environnement qui ne fait plus cas de l'âge ou du genre mais qui broie, détruit, annihile.
Que reste-t-il à la fin ? Que restera-t-il de Kia et de son frère, victime d'un rêve qui n'est pas le sien, hanté par un père à qui il n'a jamais su pardonner ?
Peut-être un dernier rempart, une dernière parcelle de lumière lovée dans l'amour que l'on se porte l'un à l'autre, dans la tendresse d'une mère envers son enfant, d'une soeur envers son frère ?
Ce qui est sûr, c'est qu'à l'arrivée, la rage bouillonne devant l'injustice et la laideur des hommes, et que l'on a envie de crier avec ces femmes qui traversent la nuit, renversées par la vie et par un système qui n'a plus rien d'humain pour elles.
Premier roman fulgurant à la dureté parfois extrême,
Arpenter la nuit regarde l'enfance que l'on détruit pour mieux combattre l'injustice. Par sa plume sensible et poétique,
Leila Mottley livre ici un vibrant récit de lutte(s) qui redonne forme et âme humaine aux victimes de la violence des hommes. Important donc, mais difficile.
Lien :
https://justaword.fr/arpente..