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La culture est un réflexe.
Voilà peut-être la notion la plus complexe du livre et je vous avouerais très franchement que je m'y perds un peu…
Il me semble en tout cas que la notion de culture est ce trésor détenu par la bourgeoisie et dont Judit n'a pu réussir à en percer le mystère.
Pourquoi la bourgeoisie serait-elle la seule détentrice de cette culture ?
Peut-être faut-il dans un premier temps définir ou tout du moins essayer de définir cette notion de culture.
En tout cas il me semble, pour limiter les champs du débat, que la culture sous-entendu par Marai se définit par opposition à la nature. J'en veux pour preuve l'insistance manifeste de l'auteur sur les origines de Judit. Judit est incontestablement reliée à la terre (le trou de son enfance), elle est associée à l'instinct, à l'animal. Sa confession est haute en couleur, elle nous parle du corps, de ses productions, elle nous parle de l'hygiène aussi ou plutôt du manque d'hygiène dû à l'état de siège de Budapest, de l'eau si rare et puis et surtout des odeurs et de la puanteur. Et tout cela elle nous le raconte sans émotion ni dégoût, car cela fait partie de son monde, de ce qu'elle est et de ce qu'elle a toujours été…
« Au fond, je trouvais cette situation plutôt plaisante. Je crois que toutes ces âmes sensibles pour qui – à les entendre – le manque d'eau représentait la plus dure des privations ressentaient, en leur for intérieur, la même chose. Tout comme les enfants adorent se vautrer dans la crasse, cette société, après avoir, pendant des semaines, mijoté dans le feu de l'enfer, se réjouissait du chaos, de la saleté généralisée, de la possibilité de passer la nuit dans des cuisines étrangères et de l'abolition de certaines contraintes comme la nécessité de faire sa toilette ou de s'habiller avec soin.
Rien dans la vie n'advient sans raison. Si le siège avait été le châtiment de nos péchés, nous avions, à titre de récompense pour nos souffrances, reçu la grâce de pouvoir, pendant quelques semaines, empester impunément, comme empestaient sans doute Adam et Eve au Paradis où de toute évidence, ils ne se lavaient guère.» Confession de Judit p.368-369
Ainsi à la fin du siège de Budapest sa première préoccupation sera de trouver une parfumerie pour s'acheter du dissolvant pour effacer sur ses ongles les dernières traces de vernis, anciens vestiges de son éphémère statut de bourgeoise.
A contrario, voici comment Judit perçoit Péter au sortir du siège de Budapest :
« J'ai frissonné, parce que l'homme qui était à côté de moi dans cette crypte qu'était devenue la capitale… n'était pas un homme mais un fantôme.
[…]
Bien entendu, il ne portait pas de gants, il n'en mettait qu'en plein hiver, par temps glacial. J'ai pu ainsi contempler ses mains, elles étaient blanches et propres, avec des ongles bien réguliers, comme s'ils avaient été soignés par une manucure invisible…
Sais-tu, pourtant, ce qui était le plus étrange ? C'est que, au milieu de la foule crasseuse et en loques, si éprouvée par le siège, qui traînait sur le pont, cet homme, une véritable provocation, paraissait en même temps invisible, en quelque sorte. Je n'aurais pas été surprise de voir quelqu'un sortir du rang, le tâter et le secouer pour vérifier s'il avait bien affaire à un homme vivant ou à un fantôme… » Confession de Judit p.382-383
Péter, lui, est de condition et de naissance bourgeoise. Sa classe sociale s'est affranchie de la nature. le bourgeois construit, vend, produit des richesses, il bâtit, édifie et invente, en un mot il cultive. Il met son intelligence au service de la culture, son essence même c'est la culture, il a su s'affranchir de ses instincts qui le rattachaient à l'animal. Tous les rituels qui régissent et contraignent son quotidien participent de cet esprit, c'est la domestication, la négation même, de l'instinct. le bourgeois ordonne, classe, arrange, compile et collectionne.
Et c'est probablement cette richesse-là que Judit ne pourra jamais posséder. Pour cela il aurait fallu qu'elle s'affranchisse en totalité de son corps et qu'elle se livre sans concession à ces rituels insensés et sans consistance pour accéder à cette sorte d'évanescence… cette spiritualité. Chose qu'elle ne pourra faire, elle encore trop… mammifère !
Et voici ce qu'elle dira à propos de Lazar et de cette idée de culture :
« … tu sais on parle beaucoup de la lutte des classes, de la fin des maîtres d'autrefois, on affirme que, désormais, les maîtres, c'est nous, que tout nous appartiendra, parce que nous sommes le peuple. […] mais j'ai de mauvais pressentiments. Les choses ne se passeront pas comme ça. Ces gens-là garderont quelque chose dont ils ne se sépareront jamais, qu'on ne pourra pas leur prendre par la violence, quelque chose qu'on ne peut inculquer en faculté à des boursiers tir-au-flanc…
[…] Cette chose-là m'a dit le chauve est un réflexe.
[…] Quand il a disparu et que j'ai cherché partout dans la ville, il m'a semblé – au fond – que ce fameux réflexe c'était lui-même. L'homme tout entier, tel qu'il était, comprends-tu ?
[…] Oui, cet homme se débattaient, avec parfois une sorte de rictus, une contraction des lèvres ou des paupières… on aurait dit qu'un acide corrosif avait paralysé sa raison.
Comme si ces grandes statues, ces tableaux célèbres, ces livres pleins de sagesse n'existaient pas séparément, mais formaient un grand ensemble dont il faisait partie intégrante et qui, désormais, était voué au dépérissement… oui, comme si lui, il était en train de périr avec tout cela. Mais il me semble pourtant que les statues et les livres subsistent encore longtemps après la désagrégation de ce qu'on appelle la culture. » Confession de Judit p.438-439-440
Et encore :
« Car vois-tu, aujourd'hui, il n'y a que des spécialistes, et ceux-là sont incapables de nous procurer cette joie qui nourrit la culture… » Confession de Judit p.441
Et puis :
« Eh bien oui, j'avoue… j'avoue que ce que je voudrais apprendre dans un livre, c'est comment cette chose qu'on appelle généralement « culture » commence à dépérir chez un individu. Comment s'atrophient les nerfs qui ont emmagasiné les pensées et les désirs des hommes d'autrefois, cette nostalgie qui, par moments, leur a fait croire qu'ils étaient différents des autres mammifères. Il est vraisemblable qu'un individu de ce type ne meure pas seul… et qu'avec lui disparaissent des tas de choses. Tu ne le crois pas ? Je n'en sais rien, mais moi, j'aimerais bien lire un livre là-dessus. » Confession de Judit p.442
Enfin :
« Ne crois-tu pas que c'est pour cela, précisément, que mon bonhomme, cette espèce de fou, est venu mourir ici ( à Rome ) ? Parce qu'il était persuadé que ce qu'on appelait autrefois la culture, cette source de joie, était définitivement mort. Il est donc venu ici où tout se dégrade jusqu'au tas d'immondices, mais d'où dépassent ça et là - comme ces pieds, qui, après le siège, émergeaient des sépultures improvisées du Champ du sang - quelques vestiges de la culture. Est-ce pour cela qu'il est venu ici ? Dans cette ville, dans cet hôtel ? Parce qu'il aurait voulu qu'au moment de sa mort flotte encore autour de lui l'odeur de la civilisation. » Confession de Judit p.442
Ainsi donc, Lazar, détenteur de cette idée de culture périra avec elle. Derrière cela, il faut y voir, me semble-t-il, une allusion faite aux changements politiques qui bouleversent la Hongrie et toute l'Europe d'ailleurs. le nouvel ordre social qui s'annonce et se met en place, signifie, selon Marai la fin de la culture. Une régression, un retour à l'instinctif, à l'animal… selon lui une déshumanisation.
Mais Marai laisse entrevoir malgré tout une lueur d'espoir en disant que la culture est un réflexe. En ce sens il semble nous dire que quoi qu'il advienne la culture ressurgira, puisqu'elle est intrinsèque à la nature humaine.
Etre homme, n'est-ce pas domestiquer un temps soit peu nos instincts ?
Est-ce cela la nature de l'homme ?
Alors si la culture est un réflexe, le réflexe étant indépendant de notre volonté, n'est-ce pas signifier en substance que la culture est un instinct… un instinct primitif… un instinct animal.
Finalement c'est peut-être des métamorphoses de ce mariage-là dont il s'agit… le mariage de la culture et de la nature ?
Conclusion
Pour conclure, et vous l'aurez compris, l'oeuvre de Marai est d'une grande complexité et il n'est pas facile d'en comprendre toutes les subtilités.
Ici je me suis essayé à donner un axe de lecture et de compréhension de son oeuvre. Néanmoins je ne peux jurer d'être dans le vrai tant cette oeuvre me semble mouvante. Une multitude d'autres thèmes pourraient être développés avec pertinence et pourraient venir infirmer ou confirmer ce que j'ai essayé de définir plus haut.
Dans tout cela il n'y a aucune certitude et encore maintenant je ne pourrais dire de quelles métamorphoses ni de quels mariages il s'agit.
Le mariage d'un artiste avec son époque ?
Le mariage de la culture et de la nature ?
Je ne sais ?
En tout cas une seule chose me semble sûre, c'est que
Métamorphoses d'un mariage n'est assurément pas l'oeuvre de Marai à conseiller en première lecture pour découvrir l'univers de cet auteur tant ce roman est dense et compact.
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