Premières pages où par la voix d'un narrateur,
S. Marai, convoque sa généalogie touffue. Ses nombreux ancêtres, saxons aisés ayant migré au XIXe siècle vers la Hongrie côté paternel, et d'origines moraves plus modestes côté maternel. Un narrateur qui semble pister ses démons obscurs parmi les éléments les plus excentriques ou les plus névrosés de la lignée maternelle à la recherche des sources d'un malaise qui le hante depuis l'enfance et qu'il croit ancré dans le déracinement originel dont il est l'héritier ; un narrateur qui fait resurgir un monde pas totalement disparu de la mémoire familiale et dont l'écriture fluide, le ton distancié et quelque peu ironique, accompagnent ses souvenirs d'enfance et d'adolescence lointains, parfois pittoresques ou piquants à lire (tome 1), puis ses pérégrinations européennes de jeune adulte (tome 2).
Roman ou récit, je ne sais pas, autobiographique oui, écrit en 1934, qui dépasse largement les seules curiosités historique sociologique ou documentaire toutes trois présentes dans le texte. C'est un exercice d'auto-portrait et d'analyse, brossé parfois sans complaisance, un questionnement intime sur la création littéraire, l'enracinement, la quête de soi et « l'identité malheureuse », plus qu'une confession à proprement parler. le texte soulève des réflexions nombreuses et plus générales, toujours d'actualité, sur les notions de patrie et de frontières, prises aussi dans leurs dimensions éminemment symboliques. Thèmes qu'on retrouve dans son roman "
Les Etrangers", également en partie autobiographique.
Kassa, où s'est déroulée son enfance au tout début du XXe siècle – petite ville provinciale hongroise dans l'empire déclinant des Habsbourg –, est le cadre de la première partie des "Confessions" de ce jeune bourgeois germanophile. La ville devient inaccessible après les traités de paix de 1920 car devenue Tchèque. Ainsi l'auteur devient-il étranger dans sa ville natale, à la fin du livre. Il évoque d'abord sa psychologie d'enfant ultra-sensible et compliqué, élevé dans une famille catholique et dans la conscience aiguë de son appartenance de classe à la bourgeoise locale. Sa précocité l'avertit très tôt de l'essentiel : il existe une séparation entre lui et les autres, source d'un conflit profond que ni son cocon familial, ni son éducation religieuse ou scolaire ne pourront résorber. Cette tension intérieure diffuse, qui imprègne complètement la narration, se traduit par une rupture décisive à l'adolescence, lors d'une fugue, qu'il explique par une incompatibilité grandissante entre son milieu social auquel il se croit indéfectiblement lié et les voies plus scélérates de ce qu'il nomme « la vraie vie », dictées par ses désirs, et dont il parviendra à définir les contours après dix ans d'itinérances européennes.
A l'issue de la première guerre mondiale commence sa longue parenthèse vagabonde et fondatrice, où la poésie a d'abord ses faveurs, qui lui fait parcourir l'Allemagne weimarienne en tous sens - là, il renoue avec une complicité culturelle et familiale ancienne -, de Hambourg à Munich, jusqu'à Leipzig, séjourne à Francfort ; découvre ensuite Paris et la France, où il reste six ans, Londres, Florence et Damas. Période agitée et confuse, d'exaltation, sentimentalement et professionnellement, pendant laquelle le journalisme qui le fait vivre, fait sans doute office de moratoire précédant son retour en Hongrie et sa métamorphose en écrivain. C'est ce que la seconde partie du livre relate plus explicitement. Confidences d'un jeune homme perturbé en quête d'absolu, pas totalement sympathique, mais que l'on absout volontiers de tous ses "péchés", ceux d'orgueil et de vanité, à l'issue d'une lecture qui reste très recommandable.
« J'étais pressé car j'entendais visiter ce monde avant sa fermeture, avant que ne survienne l'indéfinissable, le redoutable changement. Alors un jour, je pris la route. » (p. 270)
L' occasion peut-être de redécouvrir avec ce texte de
Sandor Marai une autre Europe avant l'Europe, parcourue également sans passeport, secouée par les convulsions de l'Histoire et la chute des empires ; l'Europe centrale magistralement décrite par de nombreux autres écrivains,
Arthur Schnitzler, Stephan Sweig ou
Joseph Roth, parmi les Autrichiens. L'esprit en marque durablement la littérature, encore aujourd'hui.