Kafka sur le rivage -
Haruki Murakami****, Editions 10/18 2006
Lecture en juin 2023
« Même les rencontres de hasard… sont dues à des liens noués dans des vies antérieures. »p.43, ou tout simplement à des liens que nous ignorons totalement.
Un livre un voyage, déroutant, envoûtant (attribut qui lui colle à la peau), questionnant, passionnant, un puzzle qui attend toujours à déchiffrer l'image.
« ...Dieu... a coupé tous les êtres en deux… et les gens se sont mis à courir dans tous les sens toute leur vie à la recherche de leur moitié perdue. » p.52. Se sentiraient-ils trop légers, une légèreté qui leur pèse ?
Au début, plusieurs histoires sans lien entre elles, narration plutôt sèche, abondante en détails cinématographiques, gestes de tous les jours et de tout le monde, et pourtant l'atmosphère est chargée de quelque chose comme si le fantastique, le mystérieux, le surréalisme se donnaient rendez-vous en incognito et cela pour mieux dévoiler une réalité cachée.
Kafka, adolescent de 15 ans fait une fugue, il est accompagné par un garçon nommé Corbeau ! ; pendant la deuxième guerre mondiale une institutrice vit un événement surprenant, choquant et marquant – le
sommeil brutal de ses élèves ; Nakata, un des élèves, revient dans le livre à l'âge adulte, il n'as pas de mémoire, ne sait ni lire ni écrire et son ombre portée n'est pas entière ; une bibliothèque et sa directrice Mlle Saeki.
Les personnages de toutes ces histoires parallèles ressemblent à des fils perdus d'une tapisserie inconnue, solitaires ils rencontrent des fils sans attaches comme eux, le lien se crée par besoin, tient par sympathie, se renforce par amitié, « l'existence de chaque humain est vouée à solitude, mais nous sommes reliés les uns aux autres par des archétypes immémoriaux. »p.128
Je tourne les pages comme celles d'un reportage où faits et gestes sont reproduits avec moult détails à chaque fois, aucun clin d'oeil, aucun appel, même pas le moindre pour me dire que les choses vont se compliquer et pourtant c'est dans l'air. Un moment vécu est dilaté, détaillé, ralenti, une loupe qui glisse lentement sur une surface, s'arrête par moments pour tenter de comprendre, sans succès d'ailleurs, le pourquoi le quand le comment...et la loupe continue son glissement.
Connaissant
Haruki Murakami, par
Sommeil et
Des hommes sans femmes, je chemine avec les personnages sans savoir où je vais, dans un environnement où la poésie est cachée, la participation à peine sentie, l'émotion quelque part dans les profondeurs….
Mais derrière tout ça il y a une autre respiration, légèrement haletante, quelque chose qui s'approche à pas de loup.
Quelques fils se croisent, l'histoire d'un personnage devient le miroir d'un autre, la rencontre les met face à face, chacun avec sa nuit intérieure, ses oublis et ses questions sans réponse.
« L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un accident survienne et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée »
L'homme qui rit,
Victor Hugo, citation qui me revient en mémoire et que je rapproche au jeune Kafka qui pense silencieusement : « Par-delà le temps, j'effleure du doigt cette ombre du passé, y superpose mon présent. Je respire profondément. Puis, sans m'en rendre compte, je m'endors. »p.176
Faire taire des souvenirs, fuir ce qui nous fait mal ou peur, tenter d ‘échapper à la menace d'un désastre, c'est peine perdue, plus on s'acharne à lui faire faux bond, plus il nous attrape.
Les fils s'épaississent se croisent et se nouent, le sombre des couleurs porte une petite lumière éclairant un pas qui avance, pas plus.
Canevas réalisé par un tisserand aux dons et pouvoirs de sorcier, il s'enrichit à chaque chapitre d'un détail, d'un nom revenu du passé, d'une référence surgie à la fin d'un dialogue banal, canevas que le lecteur interroge, pénètre à l'aveugle et tend la main vers des fils/liens invisibles mais présents. A chaque fois l'envoûtement touche le très profond, là où quelques histoires anciennes se croyaient oubliées. La langue reste la même, une enfilade d'événements, tapisserie de personnages, facture plutôt de reportage mais qui s'empare de moi avec une force de plus en plus tenace, mystérieuse, un engouffrement dans des questions et réflexions aux portes fermées, à chacun de trouver la clé.
La spécificité chez Murakami c'est la forme de la narration, plusieurs univers, plusieurs personnages chacun sur son chemin de vie, mais une fois qu'ils se croisent ne se séparent plus, des fils mystérieux les attachent l'un à l'autre comme si la vie de chacun dépendait de la présence de l'autre sur le chemin qu'ils parcourent ensemble. Architecture de parts éparses qui se cherchent et cherchent leurs compagnons de route. Construction lente, étonnante, déroutante, dont la solidité peut être entretenue par la curiosité du lecteur, par ses développements, les sens qu'il y retrouve, sa liberté d'interprétation.
Événements et personnages un peu plus que déconcertants me font penser à l'illustration fantastique d'un monde réel à l'envers, tandis que le personnage de Kafka, l'ado de 15 ans qui fait une fugue, sous l'apparence d'un fait qu'on peut facilement concevoir, révèle quelque chose de bien plus lourd à porter qu'il ne paraît, ses raisonnements froids et calculés dévoilent un passé où une part a été amputée, celle de l'imagination et de la poésie vitale et nourricière, d'un amour partagé.
Entre rêve et réalité le signe d'égalité s'installe souvent surtout quand l'opposition veut à tout prix l'enlever.
Le temps et l'espace participent au tissage des événements, épars au début, se serrant au fur et à mesure que les pages tournent, la déroute est forte, le fantastique est présent tout naturellement, mais que superficiellement.
Jeu de dédoublement et superposition de « je », un autre et soi-même, miroir de soi-même par l'autre.
La mémoire est en quête de ses souvenirs, traces, empreintes, marques sillons et rêves, tout est cycles, répétitions, retours, détours, dans la coquille mystérieuse de l'escargot. La trace fantomatique, invisible, celle qui nous échappe et qui se dit à travers nous, nous demandant sans fin d'aller la chercher.
À la fin, l ‘émotion qui « manquait » arrive à flots et m'inonde, le canevas rempli a son poids d'histoires mais il n'est pas fini, le cul-de-lampe n'est pas mis, l'histoire continue et se répète, chaque fois différente, jusqu'à l'infini, à la recherche de la petite lumière.
p.s. j'ai participé en fantôme à la lecture commune qui m'a été proposée par Sandrine (HundredDreams) et pour laquelle je la remercie vivement.