Le livre s'ouvre sur une scène étrange : le narrateur, peintre japonais spécialisé par nécessité dans le portrait, tente de reproduire l'homme qui se tient devant lui. Sauf que cet homme n'a pas de visage !
Plongée dans la vie d'un artiste nippon, jeune encore, qui s'est retiré dans une maison parmi les forêts et les montagnes, maison du célèbre peintre de nihonga (peinture traditionnelle japonaise) Tomahito Amada. Il vit seul dans le silence de la nature, sans plus travailler du tout, fatigué des portraits de commande et sachant que sa peinture, abstraite, ne se vend pas. Il donne quelques cours pur survivre quand son agent lui transmet la proposition somptuaire d'un voisin : pour une véritable fortune, faire son portrait mais en le faisant poser devant lui, en écoutant l'opéra, en bavardant. Lui qui jamais n'a fait poser aucun modèle, restituant les traits et la personnalité de ses clients au travers de conversations. L' inconnu s'adresse à lui via son agent, il habite tout près dans une énigmatique villa d'architecte toute blanche aux baies toujours illuminées. Menshiki, c'est son nom (de Men, échapper, shiki, couleur : l'homme sur qui a couleur ne prend pas?)
Qui est cet homme étrange encore jeune mais aux cheveux d'un blanc de neige ? le peintre essaie mais en vain de restituer ses traits, comme s'il ne parvenait pas à capter son sujet. Jusqu'au jour où, miraculeusement, le portrait est fini, fini, sans qu'il ait rajouté une touche de peinture ! Et Menshiki l'emporte, bien que la peinture ne soit pas sèche.
Et des phénomènes étranges se produisent : au fond d'un grenier jamais exploré, habité par un grand hibou, il découvre une toile, «
Le meurtre du Commandeur », terrifiante de vie et de violence, peinte par le Maître Amada, sur le thème de Don Giovanni. Pourquoi est-elle cachée là ? Qui est ce cinquième personnage qui passe la tête par une trappe percée dans le sol et regarde le meurtrier couvert de sang, Don Juan, le Commandeur assassiné, le serviteur Léporello et la jeune fille outragée, fille du Commandeur ?
Puis une clochette au son étrange retentit, étouffée, derrière de lourdes pierres posées là par qui ? Quand ? Pourquoi ? Les insectes se taisent lorsque le peintre s'éveille en pleine nuit au son de l 'instrument. Il faudra des engins de chantier pour découvrir le lieu, une fosse où - peut-être - aurait séjourné un bonze momifié de son vivant pour accéder à l'Éveil.
Et soudain le fantastique prend le dessus : une « Idée », vêtue de blanc comme le Commandeur, petit vieillard de soixante centimètres se pose derrière le narrateur, l'écoute et l'observe - y compris lors de ses ébats amoureux -, lui parle secrètement en un style inénarrable. Il se fait inviter au dîner du Commandeur, sorte de Giminy que seul le narrateur peut voir et entendre.
Enfin la vie réelle reprend ses droits : Menshiki veut un portrait de sa fille supposée, Marié (Ma-li- é) Akikawa, dont la mère est morte peu après son mariage, elle qui a délibérément couché avec Menshiki pour avoir un enfant de lui. de façon un peu malsaine, il veut observer les séances de pose, passer comme par hasard lors de l'une d'elle, voir enfin sa « fille ». de son côté, le narrateur est fasciné par la jeune fille qui lui rappelle sa jeune soeur, Komi, morte à douze ans de maladie, avec laquelle il entretenait une relation très forte. « « Leurs deux âmes, je ne pouvais déjà plus les démêler. », dit-il.
Le passé sans cesse ressurgit, sur fond de musiques de jazz ou de concerto de Schubert, les mots suscitent les images d'antan, les rêves du narrateur, les décors, la montagne, les maisons, les voitures, les meubles, les lumières, les fenêtres, les mets servis, tout est prétexte à illustration. D'un pinceau élégant, savant et précis, le narrateur - auteur dessine pour nous d'innombrables croquis et esquisses, détaille les nuances picturales et fait jaillir les reliefs. le prosaïque et le sublime se rejoignent.
Nous sommes dans un cabinet de peintures japonaises, un peu ivres de traits et de couleurs, nous sommes dans un tourbillon de mots, un peu étourdis de rythme et de sonorités. Et quand la philosophie, la méditation bouddhique et l'envolée fantastique prennent le dessus, nous sommes séduits, conquis, bousculés et caressés à la fois. Viennent alors les images érotiques, douces et frémissantes, et nous sommes pris par le mélange de sensations simultanées.
Il me reste une interrogation sur ce que le narrateur appelle l'Idée, ce vieillard échappé d'un tableau et qui murmure à notre oreille. Que représente-t-elle ? Peut-être ce que nous avons perdu, une forme d'innocence ? Ou bien le rêve ? Qu'avons-nous perdu de précieux et qui revient nous hanter ? La liaison passé-présent ne cesse de nous interroger.
Que dire, sinon que ce roman réunit tout ce que j'aime ? La réflexion sur la création artistique, la philosophie et le bouddhisme zen, le fantastique et la poésie des mots et des images, la bande-son idéale, l'évocation de paysages montagneux sublimes, l'indiscutable liaison temporelle et générationnelle entre les êtres.