Citations sur L'Homme sans qualités, tome 1 (282)
Si Dieu détermine et connaît toutes choses à l’avance, comment l’homme peut-il pécher ? Telle fut la question que l’on posa jadis, et celle-là, voyez-vous, est restée actuelle. Dieu, dans cette conception, devenait un intrigant extraordinaire. On l’offense avec son propre accord, il oblige l’homme à une erreur qu’il va lui reprocher ensuite ; non seulement il le sait d’avance (nous ne manquerions pas d’exemples d’une telle résignation dans l’amour), mais encore il le provoque ! C’est dans une situation semblable les uns vis-à-vis des autres que nous nous trouvons tous aujourd’hui. Le Moi n’est plus ce qu’il était jusqu’ici : un souverain qui promulgue des édits. Nous apprenons à connaître les lois de son devenir, l’influence que son entourage a sur lui, ses différents types de structure, son effacement aux moments de la plus grande activité, en un mot, les lois qui régissent sa formation et son comportement.
Ulrich se rappelait encore très bien comment l'incertitude avait retrouvé son crédit. On avait pu lire de plus en plus souvent des déclarations dans lesquelles de gens qui exercent un métier assez incertain, des poètes, des critiques, des femmes, ou ceux dont la vocation est de former la « nouvelle génération », se plaignaient de ce que la science pure fût un poison qui dissolvait les grandes œuvres de l'homme sans pouvoir les recomposer, et en appelaient à une nouvelle foi, à un retour aux sources intérieures, à un renouveau spirituel ou autres chansons du même genre. Naïvement, il avait commencé par penser que c'étaient là des gens qui s'étaient blessés en faisant du cheval et maintenant, clopinant, réclamaient à grands cris qu'on les oignît d'âme ; mais il dut reconnaître peu à peu que cet appel réitéré qui lui avait d'abord paru si comique trouvait partout de vastes échos ; la science commençait à se démoder, et le type d'homme indéfini qui domine notre époque avait commencé à s'imposer.
Je pense, dit Ulrich, que tout progrès est en même temps une régression. Il n'y a jamais de progrès que dans un sens déterminé. Et comme notre vie, dans son ensemble, n'a aucun sens, elle ne connaît pas davantage, dans son ensemble, de vrai progrès.
On a toujours beaucoup plus de chances d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel, et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire.
"Les plus grandes vilenies d'aujourd'hui ne proviennent pas de ce qu'on les fait, mais de ce qu'on les laisse faire. Elles se développent dans le vide."
[…] il n’y a plus guère aujourd’hui que les criminels qui osent nuire à autrui sans recourir à la philosophie.
Et que la séance s’achevât par une résolution était dans l’ordre. En effet, que le couteau mette le point final à une rixe, qu’à la fin d’un morceau de musique les dix doigts frappent les touches tous ensemble une ou deux fois, que le danseur s’incline devant sa cavalière ou que l’on vote une résolution : si on agit ainsi, c’est que le monde ne serait pas rassurant, où les événements tout bonnement s’esquiveraient, sans avoir dûment certifié d’abord qu’ils sont réellement advenus.
Une petite bonne aux yeux rêveurs l’accompagnait. Dans l’obscurité de l’antichambre, ses yeux lui avaient rappelé un papillon noir lorsqu’ils avaient voltigé jusqu’à lui pour la première fois ; maintenant qu’il s’en allait, ils s’enfonçaient dans l’obscurité comme de sombres flocons de neige.
En perdant Dieu, le monde a aussi perdu le Diable. De même qu'il transfère le mal sur des "têtes de Turc", il transfère le bien sur des sortes d'idoles qu'il ne vénère que parce qu'elles font ce qu'on se juge incapable de faire soi-même. On laisse d'autres gens transpirer tandis qu'on reste assis à les regarder : c'est le sport. On laisse des gens se lancer dans les discours les plus extravagants et les plus partiaux : c'est l'idéalisme. On secoue le mal, et ceux qui en sont éclaboussés deviennent des "têtes de Turc". Ainsi, toutes choses en ce monde trouvent leur place et leur ordre ; mais cette technique du culte des saints et de l'engraissement des boucs émissaires par l'aliénation n'est pas sans danger, car elle emplit le monde de la tension provoquée par cette multitude de combats intérieurs inachevés.
Pour des raisons suffisamment évidentes, chaque génération traite la vie qu’elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive, hors les quelques détails à la transformation desquels elle est intéressée. C’est une conception avantageuse, mais fausse. A tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions, ou du moins dans n’importe laquelle; il a ça, pour ainsi dire, dans le sang. C’est pourquoi il serait original d’essayer de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n’y a plus, pourrait-on dire, qu’un ou deux boutons à déplacer (ce qu’on appelle l’évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde créé pour changer.