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L'Homme sans qualités tome 2 sur 4
EAN : 9782020238168
1090 pages
Seuil (03/02/1995)
4.12/5   245 notes
Résumé :
Rien moins qu'un livre-monument, conçu à la manière d'une cathédrale.

D'abord publié entre 1931 et 1933, du vivant de Robert Musil, L'Homme sans qualités est resté inachevé. L'écrivain autrichien meurt en 1942, laissant derrière lui un vaste chantier de plusieurs milliers de pages (exploitées ensuite avec plus ou moins de bonheur par les éditeurs).

À l'origine, le texte devait se composer de deux volumes, étendus sur quarante ans, pri... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Ça y est ! J'ai réussi ! Je suis passé au travers de cette oeuvre monumentale qu'est L'homme sans qualités ! Tout un défi que je me suis lancé et, après les quelques 1700 pages, je n'en suis pas peu fier. J'ai pensé à en reporter la lecture à plus d'un moment mais j'ai persisté. le premier tome de ce pavé de Robert Musil s'intitule : « Une manière d'introduction ». On y découvre Ulrich qui déambule dans la ville. C'est un jeune homme sans situation et, s'il n'est pas un moins que rien, il ne brille pas non plus et ne se distingue nullement. Il a un peu d'argent mais surtout des relations qui lui seront utiles. À part cela… Vers la fin du roman, Ulrich en convient et lance : « […] nous ne sommes rien, tous autant que nous sommes ! »

Cela résume assez bien le protagoniste tel qu'il était au début. Puis, dans le deuxième tome, après la mort de son père, Ulrich se rapproche de sa soeur Agathe. Les deux développent la relation qu'ils n'ont jamais eue (presque incestueuse). Ils en profitent pour butiner d'un salon à un autre, de celui de Clarisse et Walter, des amis intimes, petits bourgeois, à clui de Fischel et de sa famille, le directeur de banque, à celui, enfin, de leur cousine Diotime et de sa clique, dans lequel on retrouve son mari le secrétaire d'État Tuzzi, le comte Leinsdorf, le général Stumm, l'homme d'affaires allemand Arnheim et plusieurs personnages influents de Kakanie (Kaiserlich und Koniglich, soit « impérial et royal, faisant référence à la double couronne de l'Autriche-Hongrie).

Dans ces salons, on discute de tout et de rien. le plus souvent, de rien. Parfois, on aborde des sujets d'actualité comme le monstrueux assassinat d'une prostituée commis par Moosbruger, qui permet à tous d'échanger sur la santé mentale et la psychologie. Évidemment, l'avenir du pays est aussi longuement discuté. La guerre, la paix, la diplomatie, l'administration, les peuples non-germaniques intégrés à l'empire, les arts, la philosophie, la religion, les juifs et le judaïsme, la nature humaine, etc. C'est surtout l'occasion pour Musil d'étayer ses théories, ses points de vue sur un nombre infini de sujets. Sous cet angle, son roman ressemble davantage à un essai. Un vraiment long essai. Par moment, je me croyais de retour dans mon cours de philo au collège…

Bref, Ulrich et ses amis parlent beaucoup mais il ne s'y passe pas beaucoup d'actions. le général Stumm résume assez bien l'intrigue : « Nous nous étions tous habitués déjà à l'idée que rien ne se passait, mais que quelque chose allait se passer ! » D'ailleurs, le deuxième tome de ce pavé s'intitule : « Toujours la même histoire ». Hasard ? Je ne crois pas. Parfois, quelques événements se produisent et on espère que cela débouchera à plus (comme le désir de divorce d'Agathe ou l'évasion de Moosbruger) mais non. Les personnages reprennent leurs places dans les salons… Ils en deviennent presque ridicules.

Dans le premier tome, Ulrich s'était trouvé un emploi assez important dans l'Action parallèle, un sorte d'organisme qui visait à promouvoir l'unité au sein de l'empire austro-hongrois. de par ce fait, il se trouve mêlé à des missions obscures et il est souvent en lien avec le général Stumm et d'autres personnages influents. Mais il n'en découle pas grand chose. Que du vent ! D'ailleurs, l'Action se révèle inefficace et inutile, tout espoir de paix disparaît alors que le pays semble se diriger vers la Première Guerre mondiale.

L'homme sans qualité se veut un portrait de la société viennoise du début du 20e siècle. Une société en pleine décadence qui court à sa perte. Robert Musil y a consacré les dernières années de sa vie – d'ailleurs, le roman est inachevé, et même près de la moitié du deuxième tome a été couchée sur papier à partir des notes de l'auteur – et probablement sa santé, il vivait dans la pauvreté et le manque de reconnaissance. Dans tous les cas, cela est changé : il a légué un immense chef d'oeuvre, classé parmi les 100 meilleurs livres du siècle. Pas facilement abordable, j'en conviens, mais riche.
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Après avoir été franchement épaté par la génialité du tome 1, j'étais vraiment enthousiaste en ouvrant ce livre. Je savais qu'il ne contenait que des ébauches pour la suite. J'avais un peu peur d'être déçu, mais j'étais trop curieux. Il me fallait aller lire ça tout de suite!
J'ai donc été très agréablement surpris de découvrir que les 450 premières pages contiennent les premiers chapitres publiés de la troisième partie qui était alors en cours d'écriture lors du décès de Müsil. Les cent pages suivantes ont également été données à la publication, mais avaient été reprises pour être retravaillées éventuellement. le niveau d'écriture y est d'ailleurs tout aussi brillant que l'est celui du tome 1 et nous pouvons ainsi suivre le cours du roman pour 550 pages.
Ulrich s'est alors complètement lassé de se divertir de son ennui en servant de secrétaire à l'action parallèle. Il se concentre alors complètement à vivre une relation incestueuse avec Agathe. Il ne voit presque plus personnes, hormis le brave et rondelet général Stumm, qui passe de temps à autre, en donnant des nouvelles et en cherchant conseil pour tenter de sortir Ulrich de son isolement afin de le rendre utile à nouveau à l'action parallèle.
En ce qui concerne la scandaleuse relation entre le frère et la soeur, elle permet un reflet féminin de l'homme sans qualité. Agathe trouvera aussi, à son tour un pendant masculin à la Bona Dea du premier tome en un professeur veuf dont le caractère morale ressemble à celui de Kant, mais en plus fragile. Cette ébauche aboutit sur la lecture que fait Agathe de textes brouillons écrits par Ulrich sur le sentiment.
S'ensuivent quelques 200 pages données à la publication par Müsil, puis reprises pour être retravaillées. L'écriture n'est désormais plus à la hauteur du roman à partir d'ici. La synthèse entre les réflexions à la trame narratrice n'a pas encore été arrangée. Müsil se contente de faire lire des brouillons d'Ulrich à Agathe où de nous faire entrer dans la réflexion intérieure d'un Ulrich se préparant à écrire un article sur le sujet. L'essentiel de ces pages présente une conception du sentiment qu'Ulrich développe, conception qui, pour l'essentiel, exprime en termes plus actuels ce qu'on trouve déjà dans les traités de Hume et de Descartes sur les passions et le sentiment. le tout est intéressant, mais manque de fini.
S'ensuit une véritable exploration au pays de l'écriture de Müsil. Les conversations y sont souvent données laconiquement avec les noms précédents chaque échange, comme pour une pièce de théâtre, et quelques descriptions d'un vêtement, d'un rire, d'un meuble liés à cette conversation se trouvent parfois ensuite données, séparément, diverses ébauches d'un même passage et plusieurs indications d'auteur sont données entre parenthèses, etc.
Mais on trouve aussi certains passages achevés qui n'ont simplement pas eus le temps d'être greffé à l'ensemble et qu'on pourrait s'imaginer qu'ils s'y trouvent réellement, rétrospectivement, comme, par exemple, celui où Clarisse raconte sa seconde visite à l'asile à Stumm, l'évasion de Moosbrugger, le moment où Clarisse convainc Rachel de prendre Moosbrugger sous son aile après son évasion, pour le cacher, etc. L'ensemble donne une très bonne idée de ce qu'aurait pu donner le roman achevé.
Enfin, les 100 dernières pages contiennent les possibilités préparatoires que Müsil a explorées avant de se lancer dans l'entreprise titanesque de L'homme sans qualités. Les râles mal articulés retrouvés dans les cahiers d'un cadavre s'achèvent ainsi avec les balbutiements incertains des tous premiers commencements.
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L'Homme sans qualités de Robert Musil est une oeuvre (eh oui, une oeuvre… pas vraiment un roman, pas seulement un livre ; tout autant une expérience spirituelle, doublée d'une entreprise intellectuelle) insolite et intimidante. À cela contribuent bien sûr, du dehors, une réputation, des recommandations et références écrasantes (comme, ici même, celles qui l'associent à Proust et à Joyce), la caution de vingt années de travail, plus de 2000 pages bien serrées, laissant pourtant l'oeuvre inachevée, le mythe donc aussi de l'artiste-martyr, mort à la tâche. Mais surtout, toute cette aura se voit confirmée d'emblée par les premières impressions qu'on acquiert soi-même dès les premières pages : écriture magistrale (précieuse, ciselée, bien faite pour les dissections, et aussi souvent l'humour froid) ; ton et regard distanciés, et néanmoins éminemment attentifs et scrutateurs ; pensée exigeante, tatillonne même, dans un souci constant de vérité, d'exhaustivité et de sublimation ; notations stupéfiantes de justesse, de perspicacité et de précision… Pourtant, j'avais déjà déclaré forfait en cours de lecture il y a de nombreuses années. Pensant que cet abandon était imputable à un manque de temps et de disponibilité dans la durée, je viens de me donner une nouvelle chance. Et, à nouveau, expérience étrange : dix fois, vingt fois, j'ai décroché (ou été tenté de renoncer), gagné par la distraction ou l'ennui ; et, à chaque fois, une réflexion surgissait tout à coup comme une révélation (lumineuse, adéquate, profonde), pour me remettre le pied à l'étrier. Jusqu'au bout (car, paradoxalement, je suis quand même allé au bout des deux tomes, en deux ou trois semaines), j'ai vécu cette alternance d'ennui, abandons, mauvaise conscience, reprises, éblouissements… et je ne peux que m'interroger, rétrospectivement, sur cette ambivalence.

Certes, l'ouvrage est singulier. D'abord, pour un roman, il n'y a pas véritablement d'action nourrissant le récit (juste, en première partie, les interminables préparatifs d'un projet politico-culturel de commémoration officielle, dont on ne sait même pas s'il va finalement aboutir et qui sert de fil conducteur à l'ensemble du livre, et, en deuxième partie, les préliminaires et atermoiements d'une relation incestueuse entre frère et soeur, qui vient interférer avec ce fil principal), de sorte que ce récit vaut surtout, formellement, comme exercice d'écriture. Car la dizaine de personnages qui sont pris dans cette trame n'ont pas non plus de véritable identité personnelle, ils dialoguent peu et ce qu'ils font, pensent ou ressentent est le plus souvent commenté par une voix off (celle de l'écrivain lui-même, omniscient et omniprésent), aux modulations indifférenciées et au registre indéfini, qui est comme une hybridation de littérature et de philosophie. Autant dire que le livre vaut d'abord par l'écriture (l'élégante traduction de Philippe Jaccottet n'y est pas pour rien), qui est véritablement fascinante.

On dirait un style « diplomatique » (le contexte y est sans doute pour quelque chose), tout en prudence, en nuances et en compromis, fait de méandres et de circonlocutions, qui donne parfois l'impression de noyer le poisson, de jeter de la poudre aux yeux ou de sonner creux, mais qui, sous des apparences verbeuses, prend soudain de la hauteur et révèle des vues générales, une pensée englobante, et cela sans rien céder du souci scrupuleux de précision, d'exhaustivité et d'attention aux détails. Et toujours avec ça, bien entendu, beaucoup de tenue, d'élégance (un peu corsetée), de brio, de manières et de mondanités ! Mais ce style est aussi très bavard, ampoulé, alambiqué, grandiloquent, comme, j'imagine, autour de certaines tables de conférence. Il se prête aussi trop souvent à une sorte de marivaudage intellectuel et à des assauts de coquetterie entre beaux esprits, plus fumeux qu'éclairants, comme dans une soirée mondaine. On se prend alors à bailler et à s'ennuyer ferme. Mais que la langue de bois se mette soudain à prendre feu et à lancer des flammes prophétiques, et alors tout est miraculeusement sauvé ; on sait, ébloui, qu'on n'a pas perdu son temps !

Mais de quelle diplomatie peut-il bien s'agir ici ? Et pour quelle sorte de négociations ? Primo : une diplomatie qui se déploie, non pas sur le terrain politique ou géostratégique, comme il pourrait sembler au premier abord, mais sur le terrain psychologique, composant avec toutes les expressions de l'âme (états d'âme, minutieusement décrits comme autant de paysages de l'âme, ou plutôt états de l'Âme, dans l'infinité mobile et complexe de sa gamme d'expressions). Secundo : une diplomatie qui vise à rapprocher « idéal » (envolées, sublimation, liberté ; mais aussi vanité, illusions) et « réel » (ancrage, consistance, mais aussi pesanteurs, faiblesses, contraintes). Idéalisme et réalisme donc, mystique et politique, ou encore « Capital et Culture », pour reprendre les deux courants de l'Action Parallèle, (T2 § 36). Deux « mondes » ou deux « états » (celui-là et « l'autre »), deux « méthodes » (« inductive »/« déductive »), deux modalités de « développement du sentiment » (« extérieure »/« intérieure », « expression »/« impression »), deux possibilités de vivre (« profane » et « mystique », « animale » et « végétale », « appétitive » et « contemplative ») dont l'écartèlement et les interférences finissent par créer un redoutable imbroglio. Sachant de plus que, si cette remarque vaut pour le contenu thématique et narratif du livre (les tractations autour de la commémoration, les tribulations de l'amour entre les personnages, les contradictions de la morale et de la culture), elle vaut tout autant pour le livre lui-même en tant qu'objet culturel, sur le statut duquel Musil ne cesse de s'interroger en miroir. Tertio : une diplomatie qui tente d'allier tous les points de vue : celui du juriste, sur les infinies subtilités de la Loi épousant l'infinie complexité et diversité du réel comme l'infinie mobilité et plasticité de la conscience ; celui du bureaucrate, soucieux de tout inventorier, étiqueter, classer, scrupuleusement consigner ; celui du théologien, faisant le grand écart entre vision et prétentions transcendantes d'une part, et minutie de l'exégèse, casuistique de jésuite d'autre part ; celui du rationaliste (financier ?), d'une froideur et d'une précision arithmétiques… Dans les négociations longues et complexes, on parle de « ballet diplomatique » pour en rassembler tous les acteurs (qui sont surtout des parleurs), rencontres (officielles et informelles), échanges, démarches, conversations, lieux, dates, témoignages, rapports et mémos, photos et cartes, courriers, documents, chassés-croisés d'ombre et de lumière entre secrets, rumeurs, propos publics ou semi-publics, directs ou rapportés, et plus généralement tout ce qui est archivé dans le dossier. Ce mot convient assez bien ici pour désigner toute cette agitation de gens, de mouvements d'âme et surtout de mots qui, au cours des 251 épisodes, dessine une savante chorégraphie autour d'Ulrich, le premier danseur. Chorégraphie psychographique si l'on peut dire, qui dessine en tensions exaltées (Clarisse, Agathe), en charges impétueuses (Moosbrugger, Bonadea, Léone), en arabesques majestueuses (Diotime, Arnheim), en balancés patauds (Stumm), en entrechats légers (Walter, Rachel)… , du plus gracieux ou sublime au plus stéréotypé ou au plus sauvage, tous les mouvements de l'âme humaine (et qui ressort même d'autant mieux, en épure, dans les fragments, débarrassés des éléments narratifs et réalistes, de la partie inachevée).

Ulrich, c'est « l'homme sans qualités » du titre, qualificatif qui sonne mystérieusement comme un nom de code. Un intellectuel rentier et mondain, mi dandy mi play-boy, qui est tout sauf anodin ou médiocre et dont les qualités dont il est dépourvu, négatives aussi bien que positives d'ailleurs, sont à entendre au sens philosophique, comme des déterminations. C'est assurément un homme supérieur, un esprit aiguisé, une conscience exigeante, il a certes beaucoup de qualités mais il n'en est aucune, il ne s'identifie à aucune. On dirait en termes philosophiques (ou sartriens) qu'il est un « existant », dépourvu d'« essence ». Il vit toujours en spectateur, analysant et décortiquant tout ce qui lui arrive, les événements, les ressentis, les autres comme lui-même, lui comme un autre. Il semble toujours se prêter à un jeu, comédie sociale, marivaudage ou autoréflexion. Sa conscience, comme un miroir, le tenant par fonction à distance de tout ce qu'elle reflète, il est condamné à être dedans/dehors, à la fois en immersion et en surplomb. « Quoi que tu entreprennes, dit-il, tu restes hors de toi… Tu vois une voiture et, d'une certaine manière, tu vois en même temps, comme une ombre, la phrase : Je vois une voiture. Tu aimes ou tu es triste, et tu vois que tu l'es… Rien n'est plus là entièrement comme dans l'enfance. » (T2, § 25). D'où, dans l'impossibilité de coïncider, le malaise pour lui et le malentendu avec les autres, par manque d'identité ou manque d'empathie. Il paraît détaché, indifférent, dilettante, irrésolu, mais il est d'abord divisé, dédoublé, intimement décalé. Et il projette ce défaut ou ce déficit d'être sur tout ce qu'il approche. Pour son mal être et celui de ses proches. D'ailleurs, ce qui se négocie fondamentalement à travers toute cette entreprise du livre, ce n'est pas l'organisation du centenaire (qui fera fiasco dans la guerre de 14) ni la résolution (impossible) des contradictions entre les deux mondes (idéal et réel), mais c'est ce retournement éphémère qui, à travers la fusion des « jumeaux siamois » va réconcilier Ulrich avec lui-même. le véritable enjeu ou bénéficiaire de la négociation, c'est lui. Agathe en effet semble surgie de nulle part, comme son double inversé, pour unifier ce qui ne peut pourtant pas l'être, comme si (chimériquement) l'amour pouvait opérer un tel miracle. Comme si les contradictions de l'Âme ne pouvaient se résoudre que dans l'Amour. « Où trouver la possibilité d'une vie totale, d'une conviction entière, d'un amour pur ? » (T2, § 66) Dans ce qu'ils appellent « vivre essentiellement » : « comme ils ne percevaient plus aucune séparation d'aucune sorte, ni en eux ni dans les choses, ils ne formaient plus qu'un seul être » (T2, § 94 « le voyage au paradis »). Parenthèse enchanteresse et éphémère du « Paradis » qui tourne court pourtant car l'homme n'est pas fait pour « la vie dans », mais pour « la vie pour » (T2, §§ 80-81), si l'on entend par là que ce qui le fait courir est précisément ce qui le fait échouer et réciproquement.

Coincé dans une impasse, le roman dès lors paraît bel et bien déboussolé et inachevable et il n'y a plus rien à en attendre. Ça va être la guerre, Hans s'est suicidé, Moosbrugger n'échappera pas à la peine de mort, Ulrich s'apprête à partir au front, Clarisse, à bout de forces et d'illusions, (« La conscience ne cesse de déséquilibrer le système des forces naturelles. Elle est la cause de notre agitation superficielle et futile, la rédemption exige qu'on l'abolisse. » T2, § 117) s'enlise dans la folie.

RECOMMANDATION : pour lecteurs sédentaires plus que pour touristes pressés. À garder sur sa table de chevet ou à emporter sur une île déserte plutôt qu'à essayer de traverser d'une traite, en ligne droite et à marche forcée.
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Gisela Kaufmann qui tient magistralement,contre vent et marée depuis 20 ans la librairie Buchladen, lieu parisien consacré à la littérature de langue allemande, constate souvent avec une certaine tristesse que désormais, derrière un certain bavardage médiatique, les français ne s'intéressent plus vraiment à cette littérature. Que si citer Kafka pouvait encore être très décoratif dans une conversation, la plupart de ses livres dormaient sur les rayons sans jamais être lus. Que si parler de Musil et de son Homme sans qualités était encore très valorisant dans les milieux dits intellectuels, elle était fort bien placée pour savoir qu'au cours de ces vingts années passées, elle n'avait vendu qu'une dizaine d'exemplaires de cette seconde partie. Que faut-il en conclure ? Cet ouvrage, universellement reconnu comme l'un des plus importants du Vingtième siècle, n'est donc pratiquement jamais mené à son terme par ceux-là même qui en font parure ! Je ne doute nullement qu'en ce lieu d'exception que constitue Babelio, il en soit tout autrement mais à tout hasard, j'insisterais toutefois sur l'extraordinaire intérêt du contenu de ce second tome, sans lequel la saisie effective de la signification de l'oeuvre serait certainement manquée.
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Aïe, aïe, aïe ; lecture extrêmement pénible, presque mortelle par moments ! Un nouveau personnage est introduit au commencement de ce tome, et prend énormément de place, pratiquement toute la place. Il s'agit de la soeur de l'homme sans qualités. Plus ou moins une inconnue pour lui, leur réunion le marque profondément. Or, ce personnage, loin de me marquer, m'a plutôt ennuyé, et malheureusement leurs discussions et introspections sont sans fin, une véritable fixation. J'en étais réduit à attendre les petites pépites d'écriture géniale, qui m'ont semblées plus rares que dans le tome précédent. J'avais envie de connaître les développements de l'action parallèle, et d'avoir des nouvelles de mes personnages favoris, Clarisse et le général Stumm notamment. Ces moments surviennent, mais m'ont parus courts et terriblement espacés, perdus dans l'épaisseur de ce tome qui surpasse le précédent. Autre complication : ce roman est inachevé, et plus on avance, plus on rencontre des sections non finalisées, des ébauches, des études, des versions différentes d'un même chapitre. La cohésion en pâtit. Il est dommage que l'auteur n'ait su, après toutes ces années de travail, donner un cadre rigide et fini à ce roman qui néanmoins porte la marque du génie. L'ensemble de l'oeuvre fut donc pour moi à la fois une grande découverte et une amère déception.
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Citations et extraits (165) Voir plus Ajouter une citation
« N'est-il pas bon d'être bon ? demanda-t-elle à son frère. […]
— Les enfants aiment être bons comme ils aiment les sucreries…
— Ils aiment aussi être méchants…
— Mais le désir d'être bon fait-il encore partie des passions des adultes ? demanda Ulrich. Non, être bon fait partie de leurs PRINCIPES ! Ils ne sont pas bons, cela leur semblerait puéril, ils agissent bien ; un homme bon est un homme qui a de bons principes et qui fait de bonnes actions : que cela ne l'empêche pas d'être un salaud, c'est un secret de Polichinelle ! […] Il y a dans ces hommes bons une absurdité paradoxale. D'un état ils font une exigence, d'une grâce une règle, d'un être un but ! Dans cette famille des bons, on ne mange toute sa vie que des restes, et c'est pourquoi le bruit court qu'il y eut jadis un jour de fête dont ils proviennent tous. Sans doute, une ou deux vertus reviennent-elles de loin en loin à la mode, mais dès que c'est passé, elles perdent vite leur fraîcheur.
— Tu as dit que la même action pouvait être bonne ou mauvaise selon son contexte ? » demanda alors Agathe.
Ulrich le reconnut. Sa théorie était que les valeurs morales ne sont pas des grandeurs absolues, mais des notions fonctionnelles. Quand nous moralisons, quand nous généralisons, nous les détachons de leur ensemble naturel : « C'est là probablement que quelque chose cloche sur le chemin de la vertu, dit-il.
— Sinon, comment les êtres normaux pourraient-ils être aussi ennuyeux, ajouta Agathe, quand leur intention d'être bons devrait être la chose la plus délicieuse, la plus difficile et la plus divertissante que l'on puisse imaginer ! »

Chapitre 11 : Conversations sacrées. Début.
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Notre époque ruisselle suffisamment d'énergie. On ne veut plus voir que des actes, et nulle pensée. Cette terrible énergie provient de ce que l'on n'a plus rien à faire. Intérieurement, je veux dire. Mais en fin de compte, même extérieurement, l'homme ne fait que répéter toute sa vie un seul et même acte : il entre dans une profession, puis y progresse. […] Il est si simple d'avoir la force d'agir, et si malaisé de trouver un sens à l'action ! Très peu de gens, aujourd'hui, le comprennent. C'est pourquoi les hommes d'action ressemblent à des joueurs de quilles qui emprunteraient des poses à la Napoléon pour renverser neuf machins de bois ! Je ne serais même pas surpris qu'ils finissent par en venir violemment aux mains, simplement pour voir passer par-dessus leur tête ce mystère incompréhensible : que toutes les actions du monde ne suffisent jamais !

Chapitre 10 : Suite de l'excursion à la Schwedenschanze. La morale du deuxième pas.
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Ulrich fut de nouveau saisi par ce lieu dont il avait des souvenirs de jeunesse : la ville était toujours loin dans la profondeur, anxieusement serrée autour de quelques églises qui semblaient des poules avec leurs petits, de sorte qu'on éprouvait involontairement le désir de les atteindre d'un bond, de sauter parmi eux ou de les prendre entre ses doigts comme un géant. « Ces aventuriers suédois ont dû éprouver une émotion merveilleuse quand, après des semaines de cheval, ils ont atteint ce point et, descendus de leur selle, aperçu pour la première fois leur proie ! dit-il après avoir expliqué à sa sœur la signification de l'endroit. Le poids de la vie, ce découragement qui pèse en secret sur nous à l'idée que nous devons tous mourir, que tout est si bref et probablement si vain, ne se détache de nous, finalement, qu'en ces instants !
— En quels instants, dis-tu ? » demanda Agathe.
Ulrich ne sut que répondre. Au fond, il ne voulait pas répondre. Il se souvenait que, jeune homme, il avait toujours éprouvé à cet endroit le besoin de serrer les dents et de se taire. Finalement, il répondit : « Dans les instants aventureux où le flux des événements nous emporte : somme toute, dans les instants dépourvus de sens ! » Disant cela, il sentait sa tête sur son cou comme une noix creuse, avec dedans de vieilles formules : " Commère la Mort ", ou " J'ai joué ma vie au hasard " ; et, en même temps, le fortissimo évanoui des années où la frontière entre l'attente de la vie et la vie elle-même n'est pas encore ouverte. Il pensa : « Quelles expériences ai-je vécues depuis, qui fussent heureuses et sans équivoque ? Aucune. »

Chapitre 10 : suite de l'excursion à la Schwedenschanze. La morale du deuxième pas.
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Elle s'était montrée peu douée pour l'infidélité : les amants, dès qu'elle les connaissait un peu, ne lui paraissaient pas plus décisifs que des maris. il lui sembla bientôt qu'elle pourrait prendre au sérieux aussi bien les masques de danse d'une tribu nègre que les masques d'amour de l'homme européen. Non qu'elle n'eût jamais perdu la tête : mais dès les premières tentatives de recommencement, c'était fini ! Le monde spectaculaire et théâtral de l'amour ne l'enivrait pas. Ces indications de mise en scène élaborées principalement par les hommes et qui tendaient toutes à obtenir de la dure vie, de loin en loin, une heure de faiblesse (avec les différents sous-genres de la faiblesse : sombrer, mourir, être prise, se donner, succomber, perdre la tête et ainsi de suite), ces indications lui semblaient du cabotinage, parce qu'en aucune heure elle ne s'était sentie autrement que faible, dans un monde admirablement organisé par la force des hommes.

Chapitre 9 : Agathe, quand elle ne peut causer avec Ulrich.
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Que de soleils se sont couchés depuis, et pourtant je n'ai pas oublié celui-là ! [...] Que tout cela était beau ! Maintenant que tu es mort, et à ma joie je suis encore debout, bien qu'au pied de ton cercueil ! Tels sont, comme chacun sait , les sentiments des gens âgés à la mort de leurs contemporains. Quand survient la vieillesse glacée, la poésie s'épanouit. Beaucoup d'hommes qui n'avaient plus écrit de poèmes depuis leur dix-septième année en composent soudain un dans leur soixante-dix-septième, en rédigeant leur testament.

Chapitre 4 : " Ich hatt' einen Kameraden. "
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Vidéo de Robert Musil
Avec Rainer J. Hanshe, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico, Pierre Senges, Martin Rueff & Claude Mouchard
À l'occasion du dixième anniversaire de la maison d'édition new-yorkaise Contra Mundum Press, la revue Po&sie accueille Rainer Hanshe, directeur de Contra Mundum, Mary Shaw, Kari Hukkila, Carole Viers-Andronico & Pierre Senges. Rainer Hanshe et son équipe publient la revue Hyperion : on the Future of Aesthetics et, avec une imagination et une précision éditoriales exceptionnelles, des volumes écrits en anglais ou traduits en anglais (souvent en édition bilingue) de diverses langues, dont le français.
Parmi les auteurs publiés : Ghérasim Luca, Miklos Szentkuthy, Fernando Pessoa, L. A. Blanqui, Robert Kelly, Pier Paolo Pasolini, Federico Fellini, Robert Musil, Lorand Gaspar, Jean-Jacques Rousseau, Ahmad Shamlu, Jean-Luc Godard, Otto Dix, Pierre Senges, Charles Baudelaire, Joseph Kessel, Adonis et Pierre Joris, Le Marquis de Sade, Paul Celan, Marguerite Duras, Hans Henny Jahnn.
Sera en particulier abordée – par lectures et interrogations – l'oeuvre extraordinaire (et multilingue) de l'italien (poète, artiste visuel, critique, traducteur, « bibliste ») Emilio Villa (1914 – 2003).
À lire – La revue Hyperion : on the Future of Aesthetics, Contra Mundum Press. La revue Po&sie, éditions Belin.
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