« Il est des siècles qui ne suscitent qu'exceptionnellement, dans l'homme profondément solitaire, l'instant profondément solitaire de la Grâce », écrit Musil, qui en sait quelque chose : durant sa jeunesse, l'écrivain a une “ouverture de conscience ”, éclairement qu'il s'efforcera de décrypter tout au long de sa vie, notamment par le biais de la littérature. À travers ses personnages, il commente en effet cet « état de grâce », en particulier dans ce second tome. Sa particularité est de décrire cet état sans jargon ni artifice, d'utiliser un langage clair, précis, non ésotérique, évitant tout imaginaire religieux, tout symbolisme spirituel, toute coloration mystique. Car cet état, selon lui, est plus communément éprouvé par les êtres qu'on l'imagine : « il semble que l'événement fondamental du ravissement mystique, l'expérience nue, dépouillée de tous les voiles de la foi conceptuelle et traditionnelle comme des vieilles images religieuses, cette expérience qu'il n'est peut-être plus possible de juger exclusivement religieuse, se soit en fait extraordinairement répandue, et qu'elle forme l'âme qui hante notre temps comme un oiseau de nuit égaré en plein jour ». Il va d'ailleurs jusqu'à affirmer que « cet état élevé, auquel l'homme est capable d'accéder, est plus ancien que toute religion ». Son originalité est de décrire « cet état étrange, illimité, incroyable et inoubliable, où » ― comme il le relève admirablement ― « tout est “oui ”» en termes concrets, exprimant sans fard ce qu'il ressent : « [c'est] « spirituel et physique à la fois », écrit-il sobrement. En « cet état miraculeux », « toute pensée, ressentie comme un bonheur, un événement et un cadeau, [cesse] de s'associer aux sentiments d'appropriation, de domination, de conservation et d'observation : dans la tête aussi bien que dans le coeur, le goût de la possession de soi [est] remplacé par un don de soi, un entrelacement de soi et d'autrui, illimités ». En cet « instant d'extrême élévation », « on ne possède plus rien au monde, on ne tient plus rien, on n'est plus tenu par rien. Rien ne peut se produire, dans cet état, qui ne soit en accord avec lui. Un désir d'abandon à cet état est l'unique motif, l'unique forme, l'amoureuse détermination de tout acte et de toute pensée qui se produisent en son sein. Il est quelque chose d'infiniment tranquille et d'infiniment vaste, et tout ce qui se passe en lui accroît sa signification régulièrement, tranquillement grandissante. S'il ne l'accroît pas, c'est le mal, mais le mal ne peut pas se produire, parce qu'à l'instant même le silence et la clarté se déchirent et l'état merveilleux se dissout ». En « cet état particulier d'accroissement de la réceptivité et de la sensibilité qui produit, à la fois, une surabondance et un reflux des impressions », l'«unité de la conscience et des sens » qui en résulte est telle que « l'on retire le sentiment d'être lié à toutes les choses comme dans le fluide miroir d'une étendue d'eau, celui aussi de donner et de recevoir sans que la volonté y soit pour rien ; sentiment merveilleux que le dehors comme le dedans, ayant perdu leurs limites, sont devenus illimités ».
Pour lui, le “sacréˮ est ce qui échappe à toute volonté de possession : « La possession [est] la mort de l'esprit », affirme-t-il en ce sens. « Pour atteindre au rayonnement de l'esprit, il [faut] d'abord être bien persuadé de n'en point avoir ». Ce n'est pas juste une boutade : l'esprit n'étant point de nature créée, on ne peut prétendre se l'approprier. C'est pourquoi, écrit-il majestueusement, « la véritable grandeur est toujours sans fondement ». le Réel est ce qui nous dépasse à chaque seconde. « Ce qui fut une fois ne se retrouvera jamais sous la même forme » : à chaque instant, on est dans une réalité vierge qui, se dérobant à toute prise, nous porte de l'intérieur. C'est dans cet esprit qu'il affirme à plusieurs reprises : « la foi ne doit pas être vieille d'une seule heure.Tout est là ! ».
Celui qui perçoit cette fraîcheur devient immédiatement amoureux. Pas de quelque chose, ni de quelqu'un en particulier : « quand on aime, tout est amour ». « Les sentiments ne supportent pas d'être attachés ». C'est ici « le grand amour » : celui qui, inconditionnel, ne se limitant plus à tel ou tel objet, les embrasse tous d'un seul regard. Car « tout sentiment qui n'est pas illimité est sans valeur ». À la vertu du « grand amour », avait-il commenté dans le premier tome, « on [n'est] plus soumis à aucune des séparations qui caractérisent l'humanité. Une sorte d'intériorité [unit] les êtres et [supprime] l'espace, comme, dans les rêves, deux êtres peuvent se traverser sans se confondre, et cette intimité [transforme] tous leurs rapports. Mais, pour le reste, cet état [n'a] rien de commun avec le rêve. Il [est] clair et [déborde] de claires pensées ; simplement, nulle cause, nul but, nul désir physique n'y [agit] ; toutes choses s'y [éploient] en cercles toujours renouvelés, comme quand un jet d'eau tombe inépuisablement dans une vasque ». En outre, « tous les problèmes et incidents de la vie [prennent] une douceur, une tendresse, une paix incomparables, et en même temps un sens entièrement différent de l'ancien » : en effet, quoi qu'il arrive, « c'est un événement qui [touche] indescriptiblement le coeur. Même pas un événement [d'ailleurs], bien que cela advînt, mais [plutôt] un état ». Car « cet amour [inconditionnel], loin de courir comme un ruisseau vers son but, constitue, comme la mer, un état ». Ainsi, « grâce à ces silencieuses expériences, tout ce qui fait la vie ordinaire [prend] une signification bouleversante, en quelque circonstance que ce fût ».
Du point de vue de la trame romanesque, ce second tome, plus court que le premier, apparaît pourtant moins dense, presque effiloché, comme si l'auteur avait un peu perdu le fil conducteur, ce qui s'illustre d'ailleurs par cette fin qui ne laisse rien entrevoir en débouché, laissant le lecteur sur sa fin. de surcroît, l'action propose comme dans le premier tome une alternance entre chapitres magistralement “éclairés” (au cours desquels on mesure à quel point Musil est un écrivain hors du commun) et des passages conceptuels “à l'allemande” qui rendent la lecture pesante. Mais, quoi qu'il en soit de ces difficultés, il faut accepter l'idée d'emblée, lorsqu'on s'engage dans cette aventure, que cet ouvrage expérimental, non achevé, est tout sauf un roman “classique”.
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