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« Il est des siècles qui ne suscitent qu'exceptionnellement, dans l'homme profondément solitaire, l'instant profondément solitaire de la Grâce », écrit Musil, qui en sait quelque chose : durant sa jeunesse, l'écrivain a une “ouverture de conscience ”, éclairement qu'il s'efforcera de décrypter tout au long de sa vie, notamment par le biais de la littérature. À travers ses personnages, il commente en effet cet « état de grâce », en particulier dans ce second tome. Sa particularité est de décrire cet état sans jargon ni artifice, d'utiliser un langage clair, précis, non ésotérique, évitant tout imaginaire religieux, tout symbolisme spirituel, toute coloration mystique. Car cet état, selon lui, est plus communément éprouvé par les êtres qu'on l'imagine : « il semble que l'événement fondamental du ravissement mystique, l'expérience nue, dépouillée de tous les voiles de la foi conceptuelle et traditionnelle comme des vieilles images religieuses, cette expérience qu'il n'est peut-être plus possible de juger exclusivement religieuse, se soit en fait extraordinairement répandue, et qu'elle forme l'âme qui hante notre temps comme un oiseau de nuit égaré en plein jour ». Il va d'ailleurs jusqu'à affirmer que « cet état élevé, auquel l'homme est capable d'accéder, est plus ancien que toute religion ». Son originalité est de décrire « cet état étrange, illimité, incroyable et inoubliable, où » ― comme il le relève admirablement ― « tout est “oui ”» en termes concrets, exprimant sans fard ce qu'il ressent : « [c'est] « spirituel et physique à la fois », écrit-il sobrement. En « cet état miraculeux », « toute pensée, ressentie comme un bonheur, un événement et un cadeau, [cesse] de s'associer aux sentiments d'appropriation, de domination, de conservation et d'observation : dans la tête aussi bien que dans le coeur, le goût de la possession de soi [est] remplacé par un don de soi, un entrelacement de soi et d'autrui, illimités ». En cet « instant d'extrême élévation », « on ne possède plus rien au monde, on ne tient plus rien, on n'est plus tenu par rien. Rien ne peut se produire, dans cet état, qui ne soit en accord avec lui. Un désir d'abandon à cet état est l'unique motif, l'unique forme, l'amoureuse détermination de tout acte et de toute pensée qui se produisent en son sein. Il est quelque chose d'infiniment tranquille et d'infiniment vaste, et tout ce qui se passe en lui accroît sa signification régulièrement, tranquillement grandissante. S'il ne l'accroît pas, c'est le mal, mais le mal ne peut pas se produire, parce qu'à l'instant même le silence et la clarté se déchirent et l'état merveilleux se dissout ». En « cet état particulier d'accroissement de la réceptivité et de la sensibilité qui produit, à la fois, une surabondance et un reflux des impressions », l'«unité de la conscience et des sens » qui en résulte est telle que « l'on retire le sentiment d'être lié à toutes les choses comme dans le fluide miroir d'une étendue d'eau, celui aussi de donner et de recevoir sans que la volonté y soit pour rien ; sentiment merveilleux que le dehors comme le dedans, ayant perdu leurs limites, sont devenus illimités ».
Pour lui, le “sacréˮ est ce qui échappe à toute volonté de possession : « La possession [est] la mort de l'esprit », affirme-t-il en ce sens. « Pour atteindre au rayonnement de l'esprit, il [faut] d'abord être bien persuadé de n'en point avoir ». Ce n'est pas juste une boutade : l'esprit n'étant point de nature créée, on ne peut prétendre se l'approprier. C'est pourquoi, écrit-il majestueusement, « la véritable grandeur est toujours sans fondement ». le Réel est ce qui nous dépasse à chaque seconde. « Ce qui fut une fois ne se retrouvera jamais sous la même forme » : à chaque instant, on est dans une réalité vierge qui, se dérobant à toute prise, nous porte de l'intérieur. C'est dans cet esprit qu'il affirme à plusieurs reprises : « la foi ne doit pas être vieille d'une seule heure.Tout est là ! ».
Celui qui perçoit cette fraîcheur devient immédiatement amoureux. Pas de quelque chose, ni de quelqu'un en particulier : « quand on aime, tout est amour ». « Les sentiments ne supportent pas d'être attachés ». C'est ici « le grand amour » : celui qui, inconditionnel, ne se limitant plus à tel ou tel objet, les embrasse tous d'un seul regard. Car « tout sentiment qui n'est pas illimité est sans valeur ». À la vertu du « grand amour », avait-il commenté dans le premier tome, « on [n'est] plus soumis à aucune des séparations qui caractérisent l'humanité. Une sorte d'intériorité [unit] les êtres et [supprime] l'espace, comme, dans les rêves, deux êtres peuvent se traverser sans se confondre, et cette intimité [transforme] tous leurs rapports. Mais, pour le reste, cet état [n'a] rien de commun avec le rêve. Il [est] clair et [déborde] de claires pensées ; simplement, nulle cause, nul but, nul désir physique n'y [agit] ; toutes choses s'y [éploient] en cercles toujours renouvelés, comme quand un jet d'eau tombe inépuisablement dans une vasque ». En outre, « tous les problèmes et incidents de la vie [prennent] une douceur, une tendresse, une paix incomparables, et en même temps un sens entièrement différent de l'ancien » : en effet, quoi qu'il arrive, « c'est un événement qui [touche] indescriptiblement le coeur. Même pas un événement [d'ailleurs], bien que cela advînt, mais [plutôt] un état ». Car « cet amour [inconditionnel], loin de courir comme un ruisseau vers son but, constitue, comme la mer, un état ». Ainsi, « grâce à ces silencieuses expériences, tout ce qui fait la vie ordinaire [prend] une signification bouleversante, en quelque circonstance que ce fût ».
Du point de vue de la trame romanesque, ce second tome, plus court que le premier, apparaît pourtant moins dense, presque effiloché, comme si l'auteur avait un peu perdu le fil conducteur, ce qui s'illustre d'ailleurs par cette fin qui ne laisse rien entrevoir en débouché, laissant le lecteur sur sa fin. de surcroît, l'action propose comme dans le premier tome une alternance entre chapitres magistralement “éclairés” (au cours desquels on mesure à quel point Musil est un écrivain hors du commun) et des passages conceptuels “à l'allemande” qui rendent la lecture pesante. Mais, quoi qu'il en soit de ces difficultés, il faut accepter l'idée d'emblée, lorsqu'on s'engage dans cette aventure, que cet ouvrage expérimental, non achevé, est tout sauf un roman “classique”.
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Quelle oeuvre, quelle oeuvre ! Et la traduction est acceptable (elle est très difficile car Musil, Mann sont des auteurs qui recourent à toutes les formes les plus sophistiquées permises par la grammaire de l'allemand pour condenser énormément de signification, ce qui donne des phrases longues et tarabiscotées en français, à moins de les couper, ce à quoi rechignent les traducteurs).
Je vais quand même signaler quelques fautes typographiques : en bas de la page 28, te au lieu de et ; en bas de la page 40, il manque un s à condensées. Suis-je mesquin ! A quoi en suis-je réduit dans ma recherche de l'excellence !

Autre chose : Je sais bien qu'il est trop tard pour changer le titre de cette oeuvre, mais il me semble que "L'homme sans qualités" est une mauvaise traduction de la volonté de l'auteur, ingénieur, exprimée par "Eigenschaften". En effet, Eigenschaft est utilisé en chimie pour parler des propriété d'un élément, d'un corps, de ses particularités. Il me semble donc que "L'homme sans propriétés" aurait mieux reflété le titre originel allemand. Certes, le terme "propriétés" en français est ambivalent. Alors peut-être que "particularités" aurait mieux convenu.

Lien : https://www.edilivre.com/app..
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1000 pages plus loin, ouf ! le premier tome faisait plus de 500 pages. le deuxième tome comprend 550 pages rédigés et 500 pages de notes et travaux diverses de l'auteur collectés à sa mort.
Donc 1600 pages plus loin, je pousse un soupir de soulagement. La première partie de ce tome II parle de la mort du père d'Ulrich et des retrouvailles du héros avec sa soeur. Il ne se passe pas grand chose de spécial et ce sont de longs échanges moraux et philosophiques parfois intéressants et souvent ennuyeux.

Lorsque je parcours les notes et ébauches de l'auteur je découvre trois choses : la première est qu'il y a plus d'actions, tant avec Ulrich qu'avec les principaux protagonistes. Que ce soit Clarisse, Leon Fisher ou Diotime... chacun évolue pour le bien ou pour le mal. On sent que l'auteur hésite où placer ces actions.
La deuxième est qu'il a du mal à terminer son livre. Quelle fin lui donner ? Quelle message veut-il nous transmettre ? Il est tellement empêtré dedans qu'on sent que cela tourne en rond.
La troisième est que ce livre est hors du temps, Mis à part une allusion au Parti (avec un P majuscule), et quelques mots sur l'engagement d'Ulrich et de Gerda dans la guerre, nous ne vivons aucun évènement extérieur. Pourtant, si nous partons du principe qu'au début du tome 1, nous étions en 1912, nous devrions en être quelques années plus et en tous cas au-delà de 1914. Ce sont les libertés des auteurs.

Au final, un livre intéressant à avoir lu, mais on souffle de contentement à la fin
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Dostoïevski ouvre L'Idiot par une période de chaleur fin novembre. Mikhaïl Boulgakov lance le Maître et Marguerite au coucher du soleil par une chaude journée de printemps. George Orwell commence 1984 par une journée froide et lumineuse d'avril.
Aucun ne correspond à la métaphore météorologique de l'Autrichien Robert Musil. "Une dépression barométrique planait au-dessus de l'Atlantique. Il s'est déplacé vers l'est en direction d'un anticyclone au-dessus de la Russie sans encore montrer de tendance à contourner cet anticyclone par le nord », ainsi commence-t-il L'Homme sans qualités.
« Les isothermes fonctionnaient comme il se doit. La température de l'air était appropriée à la température moyenne annuelle et aux fluctuations mensuelles apériodiques de la température. le lever et le coucher du soleil, de la lune, les phases de la lune, de Vénus, des anneaux de Saturne et de nombreux autres phénomènes significatifs étaient tous conformes aux prévisions des annuaires astronomiques. La vapeur d'eau dans l'air était à son état de tension maximal, tandis que l'humidité était minimale. En un mot qui caractérise assez bien les faits, même s'il est un peu démodé : c'était une belle journée d'août 1913. »
le roman était inachevé lorsque Musil mourut en 1942.
Lien : http://holophernes.over-blog..
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L'Homme sans qualités de Robert Musil est une oeuvre (eh oui, une oeuvre… pas vraiment un roman, pas seulement un livre ; tout autant une expérience spirituelle, doublée d'une entreprise intellectuelle) insolite et intimidante. À cela contribuent bien sûr, du dehors, une réputation, des recommandations et références écrasantes (comme, ici même, celles qui l'associent à Proust et à Joyce), la caution de vingt années de travail, plus de 2000 pages bien serrées, laissant pourtant l'oeuvre inachevée, le mythe donc aussi de l'artiste-martyr, mort à la tâche. Mais surtout, toute cette aura se voit confirmée d'emblée par les premières impressions qu'on acquiert soi-même dès les premières pages : écriture magistrale (précieuse, ciselée, bien faite pour les dissections, et aussi souvent l'humour froid) ; ton et regard distanciés, et néanmoins éminemment attentifs et scrutateurs ; pensée exigeante, tatillonne même, dans un souci constant de vérité, d'exhaustivité et de sublimation ; notations stupéfiantes de justesse, de perspicacité et de précision… Pourtant, j'avais déjà déclaré forfait en cours de lecture il y a de nombreuses années. Pensant que cet abandon était imputable à un manque de temps et de disponibilité dans la durée, je viens de me donner une nouvelle chance. Et, à nouveau, expérience étrange : dix fois, vingt fois, j'ai décroché (ou été tenté de renoncer), gagné par la distraction ou l'ennui ; et, à chaque fois, une réflexion surgissait tout à coup comme une révélation (lumineuse, adéquate, profonde), pour me remettre le pied à l'étrier. Jusqu'au bout (car, paradoxalement, je suis quand même allé au bout des deux tomes, en deux ou trois semaines), j'ai vécu cette alternance d'ennui, abandons, mauvaise conscience, reprises, éblouissements… et je ne peux que m'interroger, rétrospectivement, sur cette ambivalence.

Certes, l'ouvrage est singulier. D'abord, pour un roman, il n'y a pas véritablement d'action nourrissant le récit (juste, en première partie, les interminables préparatifs d'un projet politico-culturel de commémoration officielle, dont on ne sait même pas s'il va finalement aboutir et qui sert de fil conducteur à l'ensemble du livre, et, en deuxième partie, les préliminaires et atermoiements d'une relation incestueuse entre frère et soeur, qui vient interférer avec ce fil principal), de sorte que ce récit vaut surtout, formellement, comme exercice d'écriture. Car la dizaine de personnages qui sont pris dans cette trame n'ont pas non plus de véritable identité personnelle, ils dialoguent peu et ce qu'ils font, pensent ou ressentent est le plus souvent commenté par une voix off (celle de l'écrivain lui-même, omniscient et omniprésent), aux modulations indifférenciées et au registre indéfini, qui est comme une hybridation de littérature et de philosophie. Autant dire que le livre vaut d'abord par l'écriture (l'élégante traduction de Philippe Jaccottet n'y est pas pour rien), qui est véritablement fascinante.

On dirait un style « diplomatique » (le contexte y est sans doute pour quelque chose), tout en prudence, en nuances et en compromis, fait de méandres et de circonlocutions, qui donne parfois l'impression de noyer le poisson, de jeter de la poudre aux yeux ou de sonner creux, mais qui, sous des apparences verbeuses, prend soudain de la hauteur et révèle des vues générales, une pensée englobante, et cela sans rien céder du souci scrupuleux de précision, d'exhaustivité et d'attention aux détails. Et toujours avec ça, bien entendu, beaucoup de tenue, d'élégance (un peu corsetée), de brio, de manières et de mondanités ! Mais ce style est aussi très bavard, ampoulé, alambiqué, grandiloquent, comme, j'imagine, autour de certaines tables de conférence. Il se prête aussi trop souvent à une sorte de marivaudage intellectuel et à des assauts de coquetterie entre beaux esprits, plus fumeux qu'éclairants, comme dans une soirée mondaine. On se prend alors à bailler et à s'ennuyer ferme. Mais que la langue de bois se mette soudain à prendre feu et à lancer des flammes prophétiques, et alors tout est miraculeusement sauvé ; on sait, ébloui, qu'on n'a pas perdu son temps !

Mais de quelle diplomatie peut-il bien s'agir ici ? Et pour quelle sorte de négociations ? Primo : une diplomatie qui se déploie, non pas sur le terrain politique ou géostratégique, comme il pourrait sembler au premier abord, mais sur le terrain psychologique, composant avec toutes les expressions de l'âme (états d'âme, minutieusement décrits comme autant de paysages de l'âme, ou plutôt états de l'Âme, dans l'infinité mobile et complexe de sa gamme d'expressions). Secundo : une diplomatie qui vise à rapprocher « idéal » (envolées, sublimation, liberté ; mais aussi vanité, illusions) et « réel » (ancrage, consistance, mais aussi pesanteurs, faiblesses, contraintes). Idéalisme et réalisme donc, mystique et politique, ou encore « Capital et Culture », pour reprendre les deux courants de l'Action Parallèle, (T2 § 36). Deux « mondes » ou deux « états » (celui-là et « l'autre »), deux « méthodes » (« inductive »/« déductive »), deux modalités de « développement du sentiment » (« extérieure »/« intérieure », « expression »/« impression »), deux possibilités de vivre (« profane » et « mystique », « animale » et « végétale », « appétitive » et « contemplative ») dont l'écartèlement et les interférences finissent par créer un redoutable imbroglio. Sachant de plus que, si cette remarque vaut pour le contenu thématique et narratif du livre (les tractations autour de la commémoration, les tribulations de l'amour entre les personnages, les contradictions de la morale et de la culture), elle vaut tout autant pour le livre lui-même en tant qu'objet culturel, sur le statut duquel Musil ne cesse de s'interroger en miroir. Tertio : une diplomatie qui tente d'allier tous les points de vue : celui du juriste, sur les infinies subtilités de la Loi épousant l'infinie complexité et diversité du réel comme l'infinie mobilité et plasticité de la conscience ; celui du bureaucrate, soucieux de tout inventorier, étiqueter, classer, scrupuleusement consigner ; celui du théologien, faisant le grand écart entre vision et prétentions transcendantes d'une part, et minutie de l'exégèse, casuistique de jésuite d'autre part ; celui du rationaliste (financier ?), d'une froideur et d'une précision arithmétiques… Dans les négociations longues et complexes, on parle de « ballet diplomatique » pour en rassembler tous les acteurs (qui sont surtout des parleurs), rencontres (officielles et informelles), échanges, démarches, conversations, lieux, dates, témoignages, rapports et mémos, photos et cartes, courriers, documents, chassés-croisés d'ombre et de lumière entre secrets, rumeurs, propos publics ou semi-publics, directs ou rapportés, et plus généralement tout ce qui est archivé dans le dossier. Ce mot convient assez bien ici pour désigner toute cette agitation de gens, de mouvements d'âme et surtout de mots qui, au cours des 251 épisodes, dessine une savante chorégraphie autour d'Ulrich, le premier danseur. Chorégraphie psychographique si l'on peut dire, qui dessine en tensions exaltées (Clarisse, Agathe), en charges impétueuses (Moosbrugger, Bonadea, Léone), en arabesques majestueuses (Diotime, Arnheim), en balancés patauds (Stumm), en entrechats légers (Walter, Rachel)… , du plus gracieux ou sublime au plus stéréotypé ou au plus sauvage, tous les mouvements de l'âme humaine (et qui ressort même d'autant mieux, en épure, dans les fragments, débarrassés des éléments narratifs et réalistes, de la partie inachevée).

Ulrich, c'est « l'homme sans qualités » du titre, qualificatif qui sonne mystérieusement comme un nom de code. Un intellectuel rentier et mondain, mi dandy mi play-boy, qui est tout sauf anodin ou médiocre et dont les qualités dont il est dépourvu, négatives aussi bien que positives d'ailleurs, sont à entendre au sens philosophique, comme des déterminations. C'est assurément un homme supérieur, un esprit aiguisé, une conscience exigeante, il a certes beaucoup de qualités mais il n'en est aucune, il ne s'identifie à aucune. On dirait en termes philosophiques (ou sartriens) qu'il est un « existant », dépourvu d'« essence ». Il vit toujours en spectateur, analysant et décortiquant tout ce qui lui arrive, les événements, les ressentis, les autres comme lui-même, lui comme un autre. Il semble toujours se prêter à un jeu, comédie sociale, marivaudage ou autoréflexion. Sa conscience, comme un miroir, le tenant par fonction à distance de tout ce qu'elle reflète, il est condamné à être dedans/dehors, à la fois en immersion et en surplomb. « Quoi que tu entreprennes, dit-il, tu restes hors de toi… Tu vois une voiture et, d'une certaine manière, tu vois en même temps, comme une ombre, la phrase : Je vois une voiture. Tu aimes ou tu es triste, et tu vois que tu l'es… Rien n'est plus là entièrement comme dans l'enfance. » (T2, § 25). D'où, dans l'impossibilité de coïncider, le malaise pour lui et le malentendu avec les autres, par manque d'identité ou manque d'empathie. Il paraît détaché, indifférent, dilettante, irrésolu, mais il est d'abord divisé, dédoublé, intimement décalé. Et il projette ce défaut ou ce déficit d'être sur tout ce qu'il approche. Pour son mal être et celui de ses proches. D'ailleurs, ce qui se négocie fondamentalement à travers toute cette entreprise du livre, ce n'est pas l'organisation du centenaire (qui fera fiasco dans la guerre de 14) ni la résolution (impossible) des contradictions entre les deux mondes (idéal et réel), mais c'est ce retournement éphémère qui, à travers la fusion des « jumeaux siamois » va réconcilier Ulrich avec lui-même. le véritable enjeu ou bénéficiaire de la négociation, c'est lui. Agathe en effet semble surgie de nulle part, comme son double inversé, pour unifier ce qui ne peut pourtant pas l'être, comme si (chimériquement) l'amour pouvait opérer un tel miracle. Comme si les contradictions de l'Âme ne pouvaient se résoudre que dans l'Amour. « Où trouver la possibilité d'une vie totale, d'une conviction entière, d'un amour pur ? » (T2, § 66) Dans ce qu'ils appellent « vivre essentiellement » : « comme ils ne percevaient plus aucune séparation d'aucune sorte, ni en eux ni dans les choses, ils ne formaient plus qu'un seul être » (T2, § 94 « le voyage au paradis »). Parenthèse enchanteresse et éphémère du « Paradis » qui tourne court pourtant car l'homme n'est pas fait pour « la vie dans », mais pour « la vie pour » (T2, §§ 80-81), si l'on entend par là que ce qui le fait courir est précisément ce qui le fait échouer et réciproquement.

Coincé dans une impasse, le roman dès lors paraît bel et bien déboussolé et inachevable et il n'y a plus rien à en attendre. Ça va être la guerre, Hans s'est suicidé, Moosbrugger n'échappera pas à la peine de mort, Ulrich s'apprête à partir au front, Clarisse, à bout de forces et d'illusions, (« La conscience ne cesse de déséquilibrer le système des forces naturelles. Elle est la cause de notre agitation superficielle et futile, la rédemption exige qu'on l'abolisse. » T2, § 117) s'enlise dans la folie.

RECOMMANDATION : pour lecteurs sédentaires plus que pour touristes pressés. À garder sur sa table de chevet ou à emporter sur une île déserte plutôt qu'à essayer de traverser d'une traite, en ligne droite et à marche forcée.
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Ce paragraphe sortie aujourd'hui de sa naphtaline fait suite à mon avis déposé sur la page du premier tome (édition Points - Traduction de Philippe Jaccottet).

Ce deuxième tome présente une intrigue (mais celle-ci est assez secondaire dans ce roman) bien différente de celle que nous suivions jusque là. Ulrich y cherchera les conditions d'un « amour » avec sa soeur dans une relation qui frôlera l'inceste à plusieurs reprises, à la recherche d'un rapprochement mystique qui peut être plus ou moins comparé au mythe Platonicien de l'Hermaphrodite. le suivi de l'action parallèle y est quasiment abandonné.

Tout ce qui faisait le charme et la profondeur du premier tome persiste. Seulement, les conclusions émanant des réflexions de l'écrivain se feront encore moins catégoriques, plus vagues, si cela était possible, à mesure que les deux personnages se rapprocheront de l'idéal visé. D'ailleurs, le cours du récit véritablement publié ou mis sur épreuve du vivant de Musil s'interrompt bien avant que l'unité mystique tant recherchée ne soit véritablement atteinte.

Les passages non finalisés rassemblés à la fin de ce tome (environ 600 pages sur les 1280 de ce volumineux pavé) sont dignes d'intérêt et pour une grande partie lisibles, quoique des passages soit assez répétitifs et certains autres carrément abscons. Mais dans l'ensemble leurs styles ne dépareillent pas du reste du roman. Il faut préciser que ceux-ci ne constituent pas véritablement une fin du récit, mais un ensemble de variantes, de travaux préparatoires et d'ébauches. Il y a quelque chose de touchant à subir la décomposition de ce livre interminable au fil de sa lecture, celui-ci se débitant véritablement en morceaux dans les dernières pages.

Certains des personnages les plus attachants du premier tome demeurent : le général Stumm toujours plein de bonhommie et de candeur, et surtout Clarisse, qui se voit confirmer comme un personnage extrêmement impressionnant et très intriguant, surtout dans les passages des ébauches la concernant, lancée dans des numéros de funambule, dressée sur le fil de la folie.

de nouveaux personnages font leur introduction. Agathe, la soeur d'Ulrich bien sur, qui donnera du fil à retordre à sa pensée lors de leur rapprochement mystique, ou Lindner, personnage d'un grand rigorisme moral.

Comme dans le premier tome, des séquences d'anthologies se succèdent : la visite à l'hôpital psychiatrique de Clarisse à la recherche de Moosbrugger. L'utopie du deuxième pas, dans laquelle on apprendra comment rater sa vie en beauté.

Lecture difficile, qui tire en longueur, c'est sûr, mais avec de vraies pépites.
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Livre énorme, de la réinvention permanente, du détail, de la psychologie, de la sociologie, de la politique, de la philosophie, tout ça est monstrueux de talent. Il faut vraiment s'accrocher, il faut du courage pour suivre Musil dans son oeuvre majeure. Lire ça c'est dur à avaler car ce livre, c'est au bas mot, 100 romans et/ou essais d'un coup.
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Aïe, aïe, aïe ; lecture extrêmement pénible, presque mortelle par moments ! Un nouveau personnage est introduit au commencement de ce tome, et prend énormément de place, pratiquement toute la place. Il s'agit de la soeur de l'homme sans qualités. Plus ou moins une inconnue pour lui, leur réunion le marque profondément. Or, ce personnage, loin de me marquer, m'a plutôt ennuyé, et malheureusement leurs discussions et introspections sont sans fin, une véritable fixation. J'en étais réduit à attendre les petites pépites d'écriture géniale, qui m'ont semblées plus rares que dans le tome précédent. J'avais envie de connaître les développements de l'action parallèle, et d'avoir des nouvelles de mes personnages favoris, Clarisse et le général Stumm notamment. Ces moments surviennent, mais m'ont parus courts et terriblement espacés, perdus dans l'épaisseur de ce tome qui surpasse le précédent. Autre complication : ce roman est inachevé, et plus on avance, plus on rencontre des sections non finalisées, des ébauches, des études, des versions différentes d'un même chapitre. La cohésion en pâtit. Il est dommage que l'auteur n'ait su, après toutes ces années de travail, donner un cadre rigide et fini à ce roman qui néanmoins porte la marque du génie. L'ensemble de l'oeuvre fut donc pour moi à la fois une grande découverte et une amère déception.
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Il y a tout, de tout, beaucoup, et des fulgurances.
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Les deux tomes de L'homme sans particularités étant intimement liés, je viens de publier ma critique "avec" le tome 1. Merci d'aller la lire si vous le souhaitez :-)
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