L'héroïne éponyme –
Rouge, donc – n'est pas comme les autres. Elle est “différente”. Avec des guillemets à l'écrit ou en baissant la voix à l'oral, comme si la chose était contagieuse. Parce qu'elle n'est pas comme les autres et le porte sur la figure,
Rouge va en prendre plein sa tronche défigurée par une tache de vin XXL en mode tout le cubi y est passé. Une histoire de délit de sale gueule que connaissent bien les personnes handicapées et les victimes de racisme. L'enfer quotidien d'être autre, le regard condescendant sur le handicap, le mépris, les insultes, les silences gênés ou hautains, le rejet, le rôle de bouc-émissaire, les violences physiques, verbales et psychologiques, tout ce que vit
Rouge à Malombre. Tout ce que je vis depuis quarante ans. Disons que d'après mon vécu du sujet,
Pascaline Nolot a très bien rendu le calvaire de son héroïne, sa solitude, l'impossible communication avec ceux qui l'ont condamnée d'avance sans même lui laisser une chance, ses vains espoirs que peut-être les choses s'arrangeraient avec le temps, la haine des meneurs, la lâcheté des suiveurs, l'inhumanité de ces mal-nommés bien-pensants qui ne réfléchissent pas une seconde à la monstruosité de leurs actes.
Parmi les figures du village présentées dans la première partie du roman, j'ai beaucoup apprécié le père François et le traitement ambivalent de la religion. le curé du village se retrouve coincé face à un discours religieux, qui partait d'un bon sentiment pour garder les ouailles dans le droit chemin et les mener au salut en les éloignant des oeuvres sataniques, mais qui dans la pratique tourne à la haine aveugle de tout ce qui est soupçonné du moindre vague lien avec le diable (encore un
rouge), sans chercher plus loin que “c'est louche, au bûcher”. Sa miséricorde ne pèse pas bien lourd face au fanatisme des âmes dont il a la charge, plus royalistes que le roi, plus inquisitrices que Torquemada qui a pourtant placé la barre très haut en matière de fantaisies pyrotechniques.
Excellent choix d'écriture que d'avoir fait de l'homme d'église le moins fanatique de la bande, rattrapé et dépassé par le propos de sa propre religion, pauvre diable (sic) qui se démène comme il peut pour canaliser la folie et l'intolérance du village, avec en prime la culpabilité d'en être pour partie responsable.
Plutôt qu'une charge bourrine anticléricale et antireligieuse, le texte est écrit avec finesse, le propos de Nolot dépassant le strict cadre religieux pour dénoncer tous les discours porteurs de haine. La haine de l'autre est un marronnier du discours politique, qui joue moins sur l'intelligence des programmes que sur l'affect du quidam. C'est tout le sujet de l'essai de
William S. Allen, Une petite ville nazie, sur la montée du nazisme dans un patelin oridinaire peuplé de gens ordinaires.
Ce roman contient une sacrée dose d'intelligence et offre une mine de réflexion… pour peu qu'on fasse l'effort de réfléchir, ce qui est loin d'être acquis… Si la lecture était capable d'ouvrir l'esprit, depuis le temps qu'elle existe, ça se saurait…
Rouge ne se contente pas d'être une réécriture du petit chaperon de la même couleur. Ouais, parce que pour ceux qui aurait loupé le coche, quand ton héroïne s'appelle
Rouge et qu'elle se retrouve parachutée au milieu des loups, avec un panier d'offrandes pour une mystérieuse Grand-Mère planquée au fond des bois, c'est signé. Réécriture, réappropriation, refonte intégrale même, avec beaucoup d'autres références par-dessus. Tu sens que Nolot ne s'est pas juste dit “tiens, je vais reprendre le truc en changeant deux ou trois détails et ça fera une jolie histoire anodine”. Ce genre de démarche – écrire sur rien – n'aurait aucune espèce d'intérêt. Rien n'est anodin dans ce livre qui propose un travail magistral sur ce qui est au coeur de l'écriture : la thématique.
Rouge transcende son texte, au-delà de la narration, de l'histoire. Tu peux le lire en une soirée… et passer à côté de l'essentiel. Je lis vite, il m'a fallu deux semaines. Chaque chapitre, chaque paragraphe même, me renvoyait à quelque chose, me faisait rebondir dans mes pensées “comme une boule de flipper qui roule”. Un peu comme cette chronique qui n'en est pas une et tient plutôt de la somme de réflexions comme ça, en passant.
Le propos va bien au-delà de la première grille de lecture du conte et de la deuxième aussi.
Rouge, c'est l'histoire du petit chaperon bien connu. C'est le thème des violences envers les femmes et de leur relégation au second plan. Ainsi, à Valombre, l'accès à l'école paroissiale du père François est réservé aux garçons, l'éjection de
Rouge hors du village est liée à ses premières règles, il est question de viol, donc dire que la thématique féminine est évidente en est une aussi d'évidence. À un niveau plus global, des thèmes comme l'altérité, la violence et le rejet dépassent la notion de genre. Je me suis senti
Rouge à la lecture. Ce bouquin a une portée universelle – le contraire serait dommage vu le sujet – et une bien plus grande profondeur qu'un simple “les apparences sont parfois trompeuses, les monstres ne sont pas toujours ceux que l'on croit”.
Alors attention, les âmes sensibles, si la plume de
Pascaline Nolot est agréable à la lecture par ses tournures, son vocabulaire et une certaine poésie baudelairienne dans la forme, le récit est dur et violent. Comme les versions originelles des contes.
Quand on parle de contes de fées, beaucoup pensent Clochette, gentils elfes, licornes pétant des arc-en-ciel. Je vous explique : une licorne, en vrai, ça bouffe de la chair humaine et les elfes enlèvent des bébés pour leur faire subir des trucs pas racontables (l'ancêtre des récits d'enlèvements extraterrestres et du fantasme de la sonde anale du troisième type). Les premières versions des contes, avant d'être passées à la moulinette Disney, valent les mythes grecs : meurtres, incestes, viols, pédophilie, zoophilie, démembrements, cannibalisme, une fête du slip hardcore très édulcorée dans les retranscriptions modernes. Les contes d'origine sont hyper gores et pas du tout des histoires pour aider les tout-petits à s'endormir. Si ton gamin pionce après avoir entendu la mouture XVe siècle du petit chaperon
rouge, c'est un sociopathe, un parfait petit Hannibal Lecter.
Rouge se situe assez loin de l'esprit Winnie l'Ourson, on se frotterait plutôt à un grizzly furibard. Ça pique. Et c'est bien, quand ça pique, ça signifie que le texte a quelque chose à raconter.
Quelque part, ce roman fait écho à Rambo premier du nom, aussi improbable que le parallèle puisse sembler.
Une balade en forêt, violente, initiée par un rejet et par le first blood qui lui donne son titre en VO.
Chaperon
rouge et béret vert, même combat.
Lien :
https://unkapart.fr/rouge-pa..