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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Alba est linguiste, spécialisée dans les langues rares ou menacées d'extinction. Elle est aussi relectrice et correctrice de romans pour une maison d'édition. Dans un vol retour d'un congrès sur le sujet, elle réalise que son bilan carbone doit être énorme. En parallèle, sa carrière universitaire semble compromise par la parution d'un recueil de poésies érotiques de l'un de ses anciens•nes étudiants•es qui a aussi été son amant…Est-ce pour l'une de ces raisons qu'Alba décide d'acheter une maison à retaper, perdue dans la pampa islandaise ? On ne le saura jamais vraiment car si Alba nous confie ses réflexions linguistiques, elle en dit peu sur elle-même.
C'est ce qui, pour moi, fait le charme du dernier roman de la reine de la fiction islandaise (reine à mes yeux en tous cas !). J'ai retrouvé dans Éden tout l'humour pince-sans-rire, la profondeur et la poésie de l'autrice, que j'avais perdus dans Miss Islande. Je me suis passionnée pour Alba et sa vie quelque peu atypique, ses décisions en apparence irréfléchies, son attachement à Danyil, jeune réfugié apprenant l'islandais…Un roman tout doux, tout chaud, qui redonne de l'espoir en ce début d'année plutôt morose !
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Un voisin qui porte le nom d'un arbre. Une linguiste dont est tombé fou amoureux un étudiant poète au point d'émailler toute sa bibliothèque de dédicaces sibyllines. Un chauffeur de taxi témoin de Jéhovah. Un jeune homme réfugié. Et quelques autres, toute petite communauté de voisins, d'amis, de cousins en Islande tandis que le climat se dérègle et que les langues rares meurent (il s'en éteint une toutes les semaines. le vendredi, a statué un groupe de chercheurs espérant marquer les esprits, quelle que soit l'impuissance ).

Comme toujours avec Auđur Ava Ólafsdóttir, il n'y aura pas d'explications interminables pour justifier les actions des personnages. Pas de velléités non plus. Ce sont les inscriptions dans les faits qui portent le sens. Ainsi, lorsque Alba Jakobsdóttir visite une maison à vendre avec son grand lopin de terre à quelques dizaines de kilomètres de Reykjavik où elle réside pour le moment, on n'aura pas eu le temps de caresser l'idée qu'elle l'achète, change radicalement de vie, que c'est déjà fait. de même, son projet de planter des milliers d'arbres pour compenser les milliers de kilomètres qu'elle a parcourus en avion pour se rendre à des colloques entre linguistes. Pas une ligne d'explication alarmiste ou moralisante sur la gravité du changement climatique et la prise de conscience de notre narratrice. Ce sont les plants dans le coffre, le bleu de travail acheté au rayon bricolage du magasin d'à côté qui entérinent un projet qui n'avait surgi auparavant que dans une demi-phrase.

A la place des interprétations psychologisantes, des discours d'experts, des postures, on aura la déclinaison des terminaisons correspondant aux différents cas de l'islandais selon la fonction grammaticale du mot dans une phrase. Les analogies dont il est souvent difficile de retrouver le cours qui font jaillir dans l'esprit d'Alba tel ou tel mot, la confondante proximité, à une lettre près, qu'il a avec un autre, sans que le sens en justifie rien.
« Debout sur mon carré d'herbe, je tenais par la queue une souris que j'avais attrapée dans la maison et je cherchais un trou dans lequel la glisser lorsqu'une phrase lue récemment dans un article m'est brusquement venue à l'esprit : la langue est le principal outil de l'être humain dans sa lutte pour le pouvoir. Cela m'a fait comprendre que même si mon travail consiste à analyser la manière dont idées et sentiments se coulent dans le moule du langage, je n'ai pas toujours été très douée pour faire coïncider mes pensées avec mes paroles. Il est à la fois étrange et illogique qu'une souris soit à l'origine de telles réflexions, et il est plus bizarre encore que, juste après, j'aie décidé de construire un mur en pierres. »

Voilà. Pas exactement sans rime ni raison, mais sans qu'on puisse en tracer le chemin, sans que, malgré la multitude de ses combinaisons, le langage en épouse exactement la réalité, mettant souvent au jour, au contraire, d'insolites et impertinentes coïncidences, le concret enlace les considérations les plus abstraites ; les vents, la pluie, le jour varient leur manière d'advenir, les hommes migrent ou meurent, les villageois se mettent à la linguistique et il nait de tout ceci, malgré les pertes, malgré les erreurs, une chaleur, une confiance dans l'humanité et dans les mots qui rassénère.

J'ai savouré ce livre au rythme doux d'une fatigue cotonneuse comme on retrouve l'histoire farfelue et gravement légère que vous conte un ami pour vous distraire, vous extraire tendrement de votre léthargie. Suivant les mues des perdrix des neiges, la lente croissance des boulots et d'un érable, j'ai dérivé « Là où librement le Verbe s'envole » dans une rêveuse quiétude.
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Audur Ava Olafsdottir est une fée. Une orfèvre des mots.
Une magicienne et ici encore, sa magie opère à merveille.
Son héroïne s'installe à la campagne, dans une maison quelque peu délabrée, et se met en tête de planter une forêt. En islande, les arbres peinent à pousser, à cause du vent, des températures, des moutons qui dévorent les pousses...
Traductrice, passionnée par les mots, elle noue des amitiés avec le voisinage. Notamment avec un jeune garçon migrant.
Difficile d'en dire plus : l'essentiel n'est pas dans l'intrigue, mais dans l'ambiance douce, magique, prenante qu'Audur Ava Olafsdottir sait installer, comme chaque fois.
Le dernier chapitre est un monument de beauté et de grâce. Une apothéose.
Ce livre est de ceux qui font du bien. Des livres qui guérissent.
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Ouvrir un livre d'Auður Ava Ólafsdóttir, c'est comme aller à un rendez-vous avec une amie, c'est s'assurer de vivre un moment doux. C'est pourquoi je les garde toujours pour des moments choisis. Une fois de plus, il est arrivé dans mes mains pile au bon moment.

Alba est une jeune femme brillante. Linguiste de renom spécialisée dans les langues minoritaires, elle voyage beaucoup et participe régulièrement à des colloques passionnants. Mais un jour elle se pose la question de l'impact environnemental de tous ces déplacements en avion. Elle décide alors de renverser la tendance et d'acquérir une maisonnette sur un grand bout de terre (enfin surtout de lave) dans une zone désolée, battue par les vents, avec une idée en tête: planter des arbres, beaucoup d'arbres. Mais aussi des fleurs, des fruits et des légumes. Sacré challenge !

Comment dire ? J'ai eu un coup de coeur pour le personnage d'Alba, une jeune femme admirable en tous points. Elle a pris une décision au bon moment pour elle (sans tout vous dévoiler), et elle avance humblement. Elle chemine dans sa nouvelle vie avec force et finesse et met son projet en place pas à pas. Sur son chemin elle prend sous son aîle un jeune réfugié avec qui elle tisse une belle relation, s'implique auprès des villageois. Avec au coeur de tout ça, les mots, les arbres, et les patates, ha ha.

Dans Eden, j'ai eu l'impression qu'il se passait mille choses et pas grand chose à la fois. Peut-être parce qu'Auður Ava Ólafsdóttir a le don pour raconter les choses de façon subtile: tout en douceur, elle aborde de nombreuses thématiques (dans un roman de 240 pages seulement), qu'elle enveloppe comme toujours de beaucoup de bienveillance, de délicatesse, de poésie, et surtout, d'une belle lumière (sans oublier ce brin de fantaisie dans la construction du récit). Indubitablement sa marque de fabrique.

Qu'ils m'embarquent ou que je reste au bord de la route, ses romans me font toujours beaucoup de bien. Eden un peu plus que d'autres, même. Il me laissera une petite sensation de douceur au fond du coeur en ce début d'année.

(Sublime traduction d'Eric Boury)

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J'ai toujours aimé les romans de cette auteure mais celui-ci m'a particulièrement plu. Je sais déjà que je le relirai de nombreuses fois.

Alba est un peu perdue et son esprit vagabonde d'un mot à l'autre et prend surtout bien soin de ne pas s'attarder sur ses vrais problèmes. On pourrait croire qu'elle fuit mais je le vois plutôt comme une façon de dire non, je vis ma vie comme je le décide.

Je me suis prise d'affection pour les habitants du village que l'on découvre au travers des ragots du responsable du magasin de la Croix Rouge. C'est assez amusant de voir grandir leur fascination pour la nouvelle venue. J'ai toujours été fascinée par la linguistique et je me reconnais tellement dans la femme qui après avoir lu les livres d'Alba, plaque tout et quitte le village pour s'inscrire en fac de linguistique.

Mine de rien il y a énormément de choses dans ce roman. Les thèmes abordés sont très nombreux. Naïvement je ne pensais pas que l'Islande accueillait aussi des réfugiés. Les romans d'Audimur Ava Olafsdottir donnent souvent l'impression d'être hors du temps, hors du monde (le côté isolé de l'île et sa culture particulière ?) mais ici l'inquiétude du climat et la présence des réfugiés l'ancrent dans le présent. C'est un peu le paradoxe de ce roman. Tout le long de la lecture on a l'impression qu'il ne se passe pas grand chose mais à la fin on se met à énumérer les thèmes abordés et la liste est étrangement longue.

Le chauffeur de taxi témoin de Jéhovah est arrivé comme un cheveu sur la soupe et je n'ai jamais rien lu de plus à propos.

La relation qu'elle noue avec Danyel est très touchante et se passe de mot, ironique pour un roman avec une linguiste comme personnage principal. Mais c'est ce que j'aime chez cette autrice. Ses personnages ont toujours une folie douce, une capacité à accepter l'imprévu et lui laisser une place dans leur vie. A avancer, toujours. Je ressors toujours de ses romans le coeur débordant de tendresse et c'est pareil ici.
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Voici un roman étonnant, plein de douceur et d'espoir dans un monde rude et rugueux.
Nous sommes emmenés en Islande - dans un village assez reculé - par le biais d'une universitaire linguiste à l'influence internationale, qui, pour des raisons qui ne sont qu'évoquées (accessoires ou plus complexes que prévu), choisit de revenir à ses racines, linguistiques ou non, et s'enraciner dans un village où la littérature fait mouche. Il y a dans ce texte, sous une narration poétique et néanmoins rythmée, beaucoup de rêve, exprimé ou non, vécu ou imaginé, beaucoup d'humanité et d'humour dans les aventures de cette néo-rurale dont l'intégration passe par la conversion de ses nouveaux voisins à la grammaire et la linguistique. Beaucoup de thèmes graves sont abordés, sans lourdeur, dans une peinture très authentique et vivante de la société islandaise, ce qui est un vrai cadeau que nous fait l'autrice !
Une déclaration d'amour à ses compatriotes islandais, à la culture et la langue islandaises, et aux amours mortes aussi.
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Eden raconte l'histoire d'une Islandaise qui change de vie. Vous retrouverez la poésie, la sérénité qui se dégagent de certains livres d'Auður Ava Ólafsdóttir. Entre histoire des mots (islandais) et écologie.

Alba calcule le nombre d'arbres à planter pour compenser l'empreinte carbone de ses voyages en avion, cinq mille six cents exactement. L'éditrice pour laquelle elle corrige des textes lui demande son avis sur le recueil à paraître d'un jeune poète, mais Alba rechigne. L'explication viendra bien plus tard.

Et Alba se met en route, sans tambour ni trompette, à l'exception de ceux de sa soeur Betty : « j'ai appris que tu avais… ». Pas après pas, son existence change, bien plus qu'elle ne l'avait imaginé. Alba réussit parce qu'elle accepte le meilleur de ce que lui propose la vie, tout simplement ; et laisse discrètement derrière elle ce qui la gêne ou ne lui convient plus.

Quand le lecteur entre dans la tête d'Alba, elle rêve aux mots, synonymes, homonymes, déclinaisons. Si ma totale méconnaissance de la langue islandaise ne m'a pas permis d'apprécier ces passages, elle a permis de laisser la place aux émotions et j'ai ressenti la douceur qui se dégage de l'oeuvre.

Lien : https://dequoilire.com/eden-..
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Je retrouve l'auteur de Rosa Candida. Ses romans entre ces deux-là contenaient des parcelles de sa douceur d'écriture, mais n'atteignait pas leurs qualités. Là, elle vous emmène à tout petits pas vers la découverte de son héroïne qu'elle ne présente jamais, nous laissant la possibilité de la fantasmer à notre guise. Peu à peu, elle délivre des clés, mais ne complète jamais totalement son portrait. Par contre, on saisit ses sentiments, son âme mieux que son enveloppe corporel et on s'y attache. Ajoutez à cela un immense terrain de jeu sur les mots islandais et vous avez une partie de l'engouement qui va vous attacher à ce livre.
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❝Puis l'Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l'Orient, et il y mit l'homme qu'il avait formé.❞
Genèse 2:8

❝Il me vient brusquement à l'esprit que le besoin le plus fondamental de l'être humain est d'avoir un foyer. Quiconque perd son chez-soi essaie aussitôt de recréer un havre où se mettre à l'abri. Quel que soit le matériau de construction utilisé, bois, pierre, tente, voire bâche en plastique ou carton, sable séché au soleil, arbres ou branches, cela constitue quoi qu'il en soit un foyer.❞

Éden est le 8e roman d'Auður Ava Ólafsdóttir, autrice islandaise que j'ai connue, comme beaucoup, grâce à la révélation de Rosa Candida en 2010 dans la traduction de Catherine Eyjólfsson. J'ai commencé Éden avec une certaine frilosité ; je me souviens encore combien ma lecture de la Vérité sur la lumière il y a deux ans avait été laborieuse, comme celles de L'Embellie et L'Exception. Il n'y a rien de trépidant dans Éden que rythment de courts chapitres dont les titres ont quelque chose d'une fantaisie poétique, d'un humour léger. La forme qu'Auður Ava Ólafsdóttir a donnée à son roman correspond à des fragments de ❝La vie […] une succession de chapitres, un enchaînement de chapitres innombrables et distincts.❞

❝Les langues cesseront, la connaissance disparaîtra.❞
Corinthiens, 13:8

On sait depuis Milton que le paradis est perdu et Auður Ava Ólafsdóttir s'inquiète qu'à présent notre bonne vieille Terre connaisse un même sort. Son héroïne, Alba Jakobsdóttir, est linguiste à l'université de Reykjavik, spécialiste de langues minoritaires et rares, menacées elles aussi de disparition.

❝[…] il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues. […] Notre résolution rappelle qu'une langue meurt toutes les semaines (d'autres affirment que c'est toutes les deux semaines). Il meurt une langue tous les vendredis. [...] Si on continue ainsi, on est en droit de redouter que 90 % des langues auront disparu d'ici à la fin du siècle.❞

Cette grande voyageuse amenée à s'éloigner de l'Islande au gré de colloques internationaux la réclamant un peu partout prend soudain conscience que son empreinte carbone est loin d'être négligeable et sa participation au réchauffement climatique, patente.

Alors qu'elle vient de calculer qu'il lui faut planter pas moins de cinq mille six cents arbres pour compenser son empreinte carbone, Alba tombe opportunément sur une annonce immobilière : isolée sur vingt-deux hectares d'❝une tourbière battue par les vents❞, une maison est à vendre. Elle est située à quelques heures de route de Reykjavik, au pied d'une montagne de lave noire solidifiée ; quelques travaux sont à prévoir… Apprendre de la bouche de son peu amène voisin que l'ancienne propriétaire n'est autre que Sara Z., autrice de romans policiers dont Alba a relu et corrigé certaines épreuves pour le compte de la maison d'édition qui l'emploie de loin en loin, achève de la convaincre du bien-fondé de ce projet un peu fou qui l'oblige à quitter un emploi sûr et s'éloigner du peu de famille qu'elle a encore : sa demi-soeur Betty ; Jakob, son vieux père et Hlynur, ami et voisin de ce dernier.

❝Pourquoi recourir à la virgule ? L'enseignante en moi répondrait : pour sortir de sa torpeur et respirer. Regarder autour de soi. Décider de la prochaine étape du voyage.❞

Pour Alba, la prochaine étape du voyage est de démissionner de son poste d'enseignante à l'université pour ne conserver que les travaux de correction qu'il est envisageable de mener à bien depuis la petite maison de la lande. Éden se lit comme un cahier de bord s'écrivant au jour le jour, avec une douce sérénité, sans les heurts qu'un changement de vie aussi radical pourrait faire craindre. Rien ne pèse, rien ne paraît susceptible de faire obstacle durablement : les travaux intérieurs à effectuer ; le terrain à amender en prévision d'un potager ; les nouvelles relations à nouer avec les habitants du bourg voisin ; le temps à occuper autrement et notamment en donnant bénévolement des cours d'islandais aux réfugiés venus d'outre-Méditerranée que cette langue complexe et ce pays noyé de pénombre et de froidure rebutent et découragent. Est-ce utile de savoir qu'il existe plus de cent termes pour désigner l'influence des vents sur les arbres pourtant rares sur cette île de feu et de glace, fouettée par les tempêtes de l'Atlantique nord ?

❝Andvari (brise) : Les feuilles bruissent.
Gola (vent léger) : Les feuilles et les petites branches tremblent.
Stinningsgola (brise modérée) : Les petites branches bougent.
Kaldi (brise fraîche) : Les arbustes se courbent.
Stinningskaldi (vent glacial) : Les grosses branches ploient.
Allhvass vindur (vent violent) : Les grands arbres se courbent et sont malmenés.
Hvassviðri (grand vent) : Les branches cassent.
Stormur (tempête): Les arbres se brisent.
Rok (tempête par rafales) : Les arbres sont arrachés avec leurs racines.
Fárviðri (ouragan) : Tout ce qui n'est pas fixé s'envole.❞

D'où vient la richesse d'une langue ? du nombre d'entrées dans le dictionnaire ? de sa capacité, par le biais de son vocabulaire et ses expressions idiomatiques, à décrire le monde ? de son élargissement par ajouts successifs venant d'autres langues ? Que devient une langue repliée sur elle-même et qui n'est plus parlée que par un nombre de plus en plus faible de locuteurs ?

Réparer. Se réparer. Rabibocher le lien à l'autre. Redonner du sens à son existence en décidant comme Alba d'infléchir sa trajectoire et redéfinir son engagement personnel, dans le calme, sans colère.

❝Si un étranger vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne l'opprimerez point. Vous traiterez l'étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous ; vous l'aimerez comme vous-mêmes [...]❞
Lévitique, 19:33

Ce peut être, par exemple, en prenant sous sa protection Danyel, réfugié syrien de 16 ans, qui contrairement à ses aînés montre des dispositions pour apprendre l'islandais et une volonté tenace de rester sur ces terres inhospitalières qu'éclaire une lumière presque irréelle et où Alba, dessinant une filiation inédite, lui offre l'hospitalité d'un foyer ainsi que des raisons de s'enraciner. En islandais, le monde et le foyer ont une même racine ; apprendre une nouvelle langue est aussi une façon d'appartenir à un milieu, d'habiter le monde, de plonger ses racines dans un nouveau terreau, de se donner une autre chance dans la vie tout en s'ouvrant aux autres et à l'essentiel.

❝J'ai emporté
une bouteille d'eau
et mon téléphone
la mer est salée comme les larmes.
(D. 16 ans)❞

❝J'ai emporté
l'essentiel
une bouteille d'eau
mon téléphone
j'abandonne
ma maison
la tombe de maman
mon chat
le poirier du jardin
la mer est salée comme les larmes
(version corrigée par l'éditeur)❞

À quoi bon délayer ce Poème en fuite dont la brièveté fait la force ? Pourquoi refuser l'ellipse quand elle est si belle ? Où s'arrête la correction ? Où commence la réécriture ? la dénaturation ? Combien de versions existe-t-il d'une même histoire ?

Tout au long de ce court roman, Auður Ava Ólafsdóttir intrigue doucement de multiples affinités et tisse son fil délicat dans l'étoffe universelle.
D'une part, entre la nature

❝Aux dires d'Álfur, l'eau de fonte du glacier, ou plus précisément les débris de glace qui descendent la rivière, grignotent chaque année un mètre de la rive.❞

et les langues ;

❝[…] il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues en fonction de la manière dont on compte […] Notre résolution rappelle qu'une langue meurt toutes les semaines (d'autres affirment que c'est toutes les deux semaines). Il meurt une langue tous les vendredis, c'était justement le titre de la conférence d'ouverture […]❞

d'autre part, entre les habitants d'une petite bourgade perdue sur la lande et les livres qu'Alba a déposés chez Håkon, grammaires aussi arides que leur terre, qui les invitent à s'intéresser aux curiosités linguistiques de leur langue et aux petits messages oubliés entre les pages ;
entre les arbres et les hommes enfin, les deux rencontrant pareilles difficultés à faire racines pour prévenir la chute dans cette terre hostile, enveloppée de nuits interminables et cinglée de vents glaciaux, mais qui curieusement s'avère un refuge sûr.

❝Tous les arbres d'Éden ont été consolés dans les profondeurs de la terre.❞
Ézéchiel, 31 : 16-18

La terre d'Islande aurait-elle un pouvoir consolateur ? Quand les murs s'y érigent, c'est pour protéger des intempéries, non pour exclure.

Il est tout à fait possible de faire de ce roman une lecture biblique (impossible de noter toutes les références, ce billet est déjà bien trop long). L'autrice y aborde en peu de pages quantité de sujets au coeur de nos préoccupations actuelles avec une habileté telle qu'Éden échappe à l'effet fourre-tout. Assez étonnamment, la narration à la première personne dit le moins possible des motivations d'Alba à agir de la sorte, la jeune femme est assez avare de confidences, comme jalouse de son intimité. Peut-être pour permettre à chacun de nous, selon son libre choix, de décider de ses propres raisons d'agir ?

❝Nous sommes à chaque instant au centre de notre existence.❞

Sous sa pimpante couverture fleurie créée comme toujours pour Zulma par David Pearson, ce roman, dans l'impeccable traduction d'Éric Boury, est d'un miraculeux réconfort, nous rappelant au passage que

❝Ce ne sont pas les lieux, c'est son coeur qu'on habite.❞
Milton, le Paradis perdu

Certes l'Éden selon Auður Ava Ólafsdóttir est en péril, toutefois l'autrice a semé entre les lignes de quoi ne pas désespérer tout à fait.

❝Chaque joie innocente est un reste de l'Éden.❞
Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir

Il y a un peu de cela, oui, dans ce roman délicat, pas sentencieux pour un sou, qui pousse intelligemment à réfléchir. Alors, quand tombent les derniers mots ❝Tout ira bien❞, on a très envie d'y croire.

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Mon premier roman de l'autrice islandaise Auður Ava Ólafsdóttir. "Rosa Candida", "L'exception" ou "Miss Islande", entre autres de ses précédents ouvrages, me faisaient de l'oeil, mais je n'avais jamais passé le pas.

C'est grâce à Babelio et aux éditions Zulma, que je fais enfin connaissance avec cette autrice, à travers son roman "Eden". Un grand merci à eux !

J'ai aimé cette première rencontre.
Dans un climat ambiant que je ne ressens pas comme serein, m'immerger dans cet univers islandais rugueux mais apaisant, aux côtés de ce personnage principal en quête de sens, m'a réconfortée.
Dans ce récit délié, aux ressorts poétiques, empreint d'une forme de langueur qui sait prendre son temps, l'autrice aborde pourtant de nombreux thèmes, en 224 pages !
L'écologie, la forme de la lutte pour la préservation autant de l'environnement que des langues, le retour à soi, à la nature, aux liens authentiques, le rôle de la littérature, des mots, des langues, le lien à l'autre, l'accueil des réfugiés, la quête de sens d'une existence que l'on pensait pourtant accomplie, la fragilité de la vie.

Alba est islandaise, originaire d'une île proche du cercle polaire. Elle est linguiste et à ce titre, enseigne la linguistique historique à l'université de Reykjavik. Elle corrige aussi des ouvrages pour des maisons d'édition.
Sa connaissance particulière de langues minoritaires la fait régulièrement participer à des colloques sur ces langues menacées de disparition. Ces derniers se déroulent souvent dans des villages isolés. Alba voyage donc beaucoup.

Elle candidate aussi au poste universitaire de chercheuse en langues minoritaires. Mais, alors que ce parcours semble bien huilé dans ce microcosme qu'Alba s'est construit, cet univers se déconstruit subrepticement, lorsque consécutivement surviennent deux événements qui l'obligent à une prise de conscience.
On pourrait dire d'Alba qu'elle avait une vie rêvée, enseignant une matière qui la passionne, voyageant, favorisant constamment les interactions culturelles et intellectuelles.
Mais voilà que lors d'une visite à son père, et devant l'intérêt de ce dernier pour les arbres, Alba en vient à s'interroger sur les conséquences de son mode de vie sur l'environnement, notamment du fait de ses nombreux vols.
Est-ce un déclic suffisant pour changer de vie et larguer les amarres ?

Alba nous fait partager un cheminement très intime, l'auteur procède par petites touches, comme peintre d'un paysage impressionniste.
Alors, lorsque parallèlement à ses questionnements écologiques, elle apprend qu'un ancien étudiant qu'elle guidait dans ses recherches, publie un recueil de poèmes, ode à une relation amoureuse fanée avec une enseignante (Alba elle-même...), sa candidature à ce nouveau poste convoité devient compromise. Dès lors, c'est toute sa vie qu'Alba entrevoit sous un nouveau jour.

J'ai apprécié la délicatesse qui affleure à travers le récit souvent poétique d'Auður Ava Ólafsdóttir. Parce que l'on sent à peine ce petit caillou dans la chaussure, ce petit basculement léger, qui la pousse à enlever cette chaussure finalement inconfortable, qui décide Alba à opérer un changement de trajectoire dans sa vie. J'ai aimé que l'autrice traite avec grâce ce petit moment de fragilité, où son personnage vit ce déclic sans force et fracas, mais au contraire avec une forme de légèreté assourdie, une sagace ténuité.

C'est ainsi que, d'un questionnement écologique, Alba amplifie ce temps d'interrogation par une prise de conscience profonde sur le sens même de sa vie.

"Combien d'arbres je devrais planter si je voulais compenser l'empreinte carbone de tous les trajets en avion que j'ai effectués l'an dernier?"
L'autrice plonge Alba dans un dilemme: n'y a t-il pas un terrible paradoxe à travailler sur des langues en voie de disparition et pour ce faire, se rendre à des colloques en avion, néfaste pour l'environnement et participant à une dégradation écologique, donc à la disparition d'espèces, dans la faune ou la flore?

Peut-on alors travailler à sauver des langues de la disparition tout en contribuant à dégrader l'environnement, dont ces mêmes langues décrivaient la richesse et la beauté ? Quand toute beauté est éteinte et qu'il ne reste qu'incendies, désert, inondations et terres stériles, à quoi bon utiliser une langue, restreinte au champ lexical du désastre et de l'affliction ?

Cette mise en abyme du paradoxe qu'elle entretient sonne comme un coup de semonce intérieur. Alba, guidée par un irrépressible besoin de retour à la nature, acquiert une propriété composée d'un grand terrain, pour y planter des arbres. Elle y réensème 2000 bouleaux, entretient la tourbière existante avec des bruyères, et bâtit un potager.
Par petites touches, Auður Ava Ólafsdóttir tisse une relation entre langue et environnement: en même temps que disparaissent certaines espèces, que s'effondre la biodiversité, les langages eux aussi sont effacés. "Entre 6500 et 7000 langues sont parlées dans le monde, mais une langue meurt chaque semaine: "Il meurt une langue tous les vendredis [...] Si on continue ainsi, on est en droit de redouter que 90% des langues auront disparu d'ici à la fin du siècle ". (P.23)

Le langage, la langue, les mots, sont donc au centre de ce roman. Ainsi Auður Ava Ólafsdóttir nous invite au pays des mots, de leur sens, de leur interprétation et de leur déformation, mais aussi de leur création et de leur disparition.
Malgré tout, le roman atteint son paroxysme quand Alba réalise qu'elle s'est peut-être fourvoyée.
Le langage a ses limites et Alba relève par exemple ces textes souvent traduits de façon lacunaire, lorsqu'ils décrivent dans leur version originale des éléments non équivalents dans la culture de la langue de traduction. Ainsi chemine Alba, abandonnant le langage au profit des sensations.

Auður Ava Ólafsdóttir souligne aussi la responsabilité personnelle de chacun, non en recourant à la culpabilité, mais en valorisant l'importance de l'engagement personnel: elle cite d'ailleurs comme une récurrence cette phrase mise en exergue dans le texte "Nous sommes à chaque instant au centre de notre existence"(P.53)

De ce fait, la démarche d'Alba est peut-être salvatrice : plutôt que de s'épuiser à sauvegarder des langues, on pourrait voir dans son choix de s'éloigner de son travail et de recréer un environnement naturel, la volonté de prendre le problème à l'envers. Planter et semer pour créer du vivant, plutôt que se battre à coup de kérosène pour sauver des langues moribondes. Elle évoque cet "idiome aborigène amazonien menacé de disparition par la destruction de la forêt" (P.22)

Alba ne plante pas pour symboliser un combat ou s'ériger en figure revendicatrice du combat écologique. Elle a compris que chacun peut agir à son niveau. Elle oppose la tentative au fatalisme.
Elle a acquis une propriété, déjà abîmée par les vents, mais qui plus est, menacée à terme par l'érosion du terrain:
"[...] l'eau de fonte du glacier, ou plus précisément les débris de glace qui descendent la rivière, grignotent chaque année un mètre de la rive.[...]
Y a-t-il moyen de s'abriter sur ces terres désolées battues par les vents? m'a demandé ma soeur lors de notre dernière conversation. Tout ce qui peut emporté l'est fatalement, n'est-ce pas ?"(P.101)

"Éden", comme ce jardin des origines, paradis perdu qu'essaie de ranimer Alba, est donc un récit actuel, parsemé des problématiques contemporaines relatives aux changements climatiques.
Mais c'est aussi un récit du renouveau et de la reconstruction.
De la reconstruction de soi, mais aussi d'une maison délaissée à laquelle on redonne vie et enfin d'un jeune garçon, Danyel, dont Alba devient l'amie. Ce jeune réfugié a quitté son pays, traversé les épreuves du déracinement et subi du stress post-traumatique. Loin des fauteuils confortables de l'université, Alba en transmettant les bases de sa langue à Danyel se reconnecte à l'utile, aux mots nécessaires, comme un retour à l'essentiel.

J'ai lu avec émotion cette relation qui se construit entre la linguiste, qui abandonne derrière elle ses livres savants pour emménager dans une maison plus petite, qui se déleste de ses cartes de visite, comme de vieux oripeaux, et ce jeune garçon, avide d'apprendre cette langue qui signe son entrée dans un monde où il sera enfin en sécurité.
Pendant qu'Alba relativise l'utilité de la langue, le language constitue au contraire pour Danyel un élément d'ancrage et de liens affectifs. Car la langue, aussi maladroitement maitrisée soit-elle, reste le moyen de "décrire comment il est possible de supporter cette chose qu'on appelle la vie".(P.210)
Alors la langue peut permettre de s'épancher sur la détresse, la perte, le deuil mais aussi l'espoir, la joie d'être sauf, la croyance d'un lendemain meilleur.

Si le sujet écologique peut se révéler grave, l'autrice revient à l'essentiel en se recentrant sur le lien humain, en faisant qu'Alba s'insère dans une communauté.
L'arrivée de cette linguiste dans cette bourgade rurale est un véritable événement et révèle avec surprise le goût des habitants pour la langue et sa grammaire ! Alors qu'Alba, faisant du tri dans ses ouvrages dédiés à la langue, pensait que ces derniers, ouvrages très pointus sur la langue, finiraient abandonnés, le lecteur découvre avec étonnement que ces gens, que l'on pourrait mésestimer loin des activités culturelles de la ville, sont en réalité très motivés et investis: "Gerður, la guichetière de la banque, m'a acheté La généalogie de la langue, Fríður qui travaille à la supérette la compilation d'articles: La grammaire en s'amusant. Et juste avant ton arrivée, j'ai vendu à Elinborg K Déclaration d'amour à ma langue maternelle." (P.144)

Le roman d'Auður Ava Ólafsdóttir, c'est tout cela, ces tranches de vie, superposées, dont certaines plus dramatiques et d'autres plus légères, cohabitation de la tristesse avec la réjouissance, de l'inquiétude avec le réconfort. Ce regard juste donne un ton particulier au récit, une sensation de glisser sans bruit sur cette évocation de la fragilité de la vie.

Et en guise de respiration avant de quitter ce roman, une liste dressée par Alba :

"Activités qui échappent aux règles du langage

Marcher dans la nature.

Travailler dans le jardin.

Biner les rangs de pommes de terre. Respirer.

Regarder le ciel au-dessus de la montagne. Écouter les oiseaux"(P.177)
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